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14/ CHRONIQUES FAROUCHES, par Olivier Moijeu. Roman, Etape 1.

CHRONIQUES  FAROUCHES

(Etape 1 )  

Ainsi périt le bon petit garçon, après avoir fait tout ses efforts

pour vivre selon les histoires, sans pouvoir y parvenir […]

. Son cas est vraiment remarquable.

 Il est probable qu’on ne pourra pas donner d’explication.

 Contes choisis, Histoire du bon petit garçon, Mark Twain.

 

Ch VIII

 

Fallait pas.

Fallait pas mettre les doigts là-dedans.

Vieux fond de bon sens sans cesse piraté par de malhabiles actions débridées. Toujours à me fourrer dans ces histoires sans fin. Ce n’est pas faute de connaître à l’avance le cours des vicissitudes : l’aventure tourne mal à chaque fois. Des petites alertes s’allument partout dès que je pressens l’imminence de la bourde. Une tension intérieure signe le premier rappel. Ma vision se fait plus perçante dans la masse atmosphérique ténébreuse en concentration. Mes muscles se raidissent. La lutte contre la tentation et le passage à l’acte débute. Elle peut durer des heures. Bien au fait des risques encourus, des suites malheureuses, des retombées implacables, le petit garçon se cabre contre le démon ; la bataille s’amplifie jusqu’à la transpiration sur un front contracté, jusqu’à de petits couinements de rat fébrile. Une énergie dévastatrice considérable happe le corps comprimé de l’enfant. Parallèlement, la part légère de l’esprit enfle et accomplit son œuvre inconséquente : c’est l’échappée pas belle ! Plus moyen de tenir ! Il faut résolument cuire dans le jus de l’insanité. Le grand plongeon, la bêtise infernale, la catastrophe annoncée réalisée avec joie souveraine, dans une fièvre de chat fou qui ronronne tout crispé. Tant pis pour les corollaires.

Immédiatement c’est l’irrémédiable glissade dans le Précipice des Anxiétés, le saut de l’ange noir dans les chutes abyssales. La voluptueuse délivrance a fait place à la peur, sourde et glaciale, le symptôme saisissant de l’implosion de Saint-Antoine. Le faux pas absurde commis envers et contre tout jugement pratique, sensé, raisonné ; le môme a cédé aux plaisirs émancipateurs de l’acte niais et s’est roulé sans plus de contrainte dans le pêcher, la fange, jusqu’à l’écœurement. Alors maintenant, il doit payer !

Le couperet du jugement fatal tombe lorsque les diverses bribes de la pensée de l’infant terrible se rassemblent en un cerveau analytique dont les impulsions électriques annoncent enfin au coupable la portée de son geste, les conséquences de ses actions, les répercutions redoutables.

Acte II du drame : des dévorations infuses annihilent le moindre mouvement, la plus faible volonté, la plus infime dignité et dix mille ans de civilisation européenne. Angoisses sourdes. Culpabilité pétrifiante. Terreurs tenaces et regrets éternels, éternellement cultivés. Apitoiements. Injustice. Automutilations. Ongles. Cheveux. Dents… Hébétude. Grosse fatigue…

L’idéal contre cet état de fait, quasiment des Etats de Service, cela aurait été la fatigue de naissance : j’aurais échappé aux effondrements irrésistibles, aux catastrophes annoncées. Ou bien, manque d’oxygène à la naissance, accident de poussette, méchants motards sur une route australienne, et Couic !…

Seigneur, sauvez-moi de la conscience ! Ou promettez-moi une réincarnation en moule, en méduse des profondeurs, en insecte rampant. Larves et Cie !

 

J’en suis à ce niveau de hautes et saines considérations sur mon personnage lorsqu’une lampe crue s’allume au plafond du capharnaüm puant où je suis enfermé. Mes mains et mes pieds sont douloureux, attachés depuis des heures aux barreaux d’une chaise en bois grossier. Derrière moi, des planches craquent et grincent. Un escalier ? Les pas s’approchent. Mes yeux n’ont pas le temps de s’habituer à la lueur qu’un bandeau étanche me bouche la vue. Une main noueuse et calleuse force ma bouche et enfonce un bâillon suffocant. Je voudrais hurler toute la peur du monde et je n’ai le droit qu’à la terreur muette, esseulé, loin de tout.

Le premier coup d’une longue série atterrit sur mon visage. Suffisamment fort pour m’assommer à moitié, calculé pour ne pas m’estourbir. Je vais souffrir. Je vais en prendre plein les dents, en baver pendant des heures. Appel au secours…

Fuis l’affolement, mon ami, quitte cette berge des horreurs. Vagabonde dans le refuge d’une enfance fantaisiste. Ressasse, mon frère. Tes souvenirs ne sont pas beaux, mais ne les oublie pas ! Ils sont causes et effets, subir et apprendre, blessures et structure. Ils te seront soutien ambigu mais puissant pour résister aux pages lugubres qui s’annoncent.

Tranches de vie décalée…

Mémoires éparses…

 

 D’un souvenir l’autre… N°1 !

 

Pendant que les coups dévalent les versants de ma binette comme une charge furieuse de cavalerie mongole, affleurent, fusent puis explosent des souvenirs épars, désordonnés, murailles de Chine contre l’effondrement de ma civilisation interne, remparts choyés et chéris contre l’invasion dévastatrice.

Une claque bien sentie m’envoie dans le cosmos. Sur la toile-univers de ma mémoire apparaissent au milieu des tableaux galactiques les stigmates de mon identité ; les lettres de mon nom, de mon prénom se précisent dans un sable laiteux, s’épaississent comme repoussée sur du cuivre…

L’Etat-Civil m’a donné un patronyme que seuls les juges et les bourreaux peuvent utiliser sans difficulté, mais pour chacun de mes proches, il est naturel et plus aisé de m’appeler par mon pseudo ; ce surnom me colle à la peau depuis tellement longtemps que j’ai du mal à ne pas l’employer partout… même sur les imprimés administratifs !…

Ce diminutif me tient depuis l’enfance… Et quel que soit le milieu, les personnes, l’endroit, c’est Moijeu, Olivier Moijeu…

Moijeu, pauvre Moijeu… Tranches de vie arythmiques d’un Moijeu déchiré, fragmenté… qui surgissent à travers les brumes tragiques… divagations sans chronologie… dans le chaos du bal des péchers.

Olivier Moijeu était petit garçon simultanément excité, turbulent et insolent, ou contemplatif admiratif, bêtement poète sans vocabulaire. Un gosse qui s’extasiait… qui s’extasiait mollement sur tout ce qui excellait dans l’assourdissant spectacle du quotidien : les propos palpitants des rombières sur les angoisses du temps, le tapage énergique d’un ouvrier maure qui troue le goudron à 125 décibels, les étourderies des passants, les zénervements des zautomobilistes, les plaisirs sadiques des flicons, les marchandages sur les marchés, le pas résolu des édiles sérieux en costume, la bouillie des touristes sur les plages saignantes de soleil, la rouille écornifleuse sur un cimentier hors d’âge en transit pour la Corse -île toujours trop lointaine, un poulpe agonisant au fond d’un pointu et le sourire fièrement bête du pêcheur, le vol criard des mouettes mal embouchées, le portrait de Moijeu marbré dans l’eau des narcisses des jardins municipaux… Tout chez tout le monde et le plus commun, le poussait à essayer de comprendre, à se poser dans les têtes. Tout lui semblait extraordinaire, étonnant ou illogique, démesuré, stupéfiant, mais toujours totalement incompréhensible… Il se forçait parfois si loin dans l’étude des choses et des gens, en les regardant fixement, à essayer de pénétrer leur cerveau, qu’il finissait par prendre l’air très crétin. Son visage ployait sous l’écrasante puissance des interrogations stupides. Ses yeux se transformaient en billes grandes rondes, sa bouche s’entrouvrait, une respiration haletante tentait de refroidir ses faibles neurones chauffés au rouge…

Dans ces grands moments d’in-élévation spirituelle pure, il ressentait alors l’immensité du vide intérieur, transmuté en peur, ou plus prosaïquement en soif ou en faim… et retournait vite se réfugier chez sa mère. Insatiable, il profitait de l’occasion pour la faire chier un peu, à lui poser des questions idiotes, à lui imposer des réponses débiles, à pousser des cris stridents, à casser des objets précieux, ou en tentant encore d’obtenir une chose parfaitement inutile dont il avait fatalement très envie.

Là, Moijeu offrait au monde la plus aboutie partie de son caractère : un garçon pénible, exigeant, colérique, énervant, égocentrique et égoïste, incapable de laisser la moindre place à l’autre, incapable de parler d’autre chose que de lui-même, incapable de ne pas ouvrir la bouche sans un éternel « Moi je… Moi je dis… Moi je pense… Moi je sais… Moi je suis… Moi je… MOIJEU !… ».

Pendant ces instants de saine expression humaine destinés à pousser Maman à bout, il la faisait tourner en bourrique sans répit… jusqu’à la claque qui sonnait le retour du père. Ses insupportables exigences marquaient un temps, interrompues par la beigne qui résonnait dans son crâne et dans sa chambre où il se réfugiait, vexé et meurtri. Là, paré de la toge de Brutus minus, il échafaudait des plans haineux de vengeance, meurtre, complots marqués par le fiel asocial anti-père.

Puis son estomac vide s’énervait en lui imposant généralement vite le claquemuselage de ma grande gueule précoce et le retour du sens de l’obéissance filiale. Alors il galopait à table pour manger le plus possible, le plus glouton possible, avant une inévitable nouvelle engueulade et ses concomitantes baffes…

Tous les sujets pouvant se révéler propices aux énervements, les repas restaient les moments les plus adéquats pour que remontent à la surface les conversations désagréables. Ainsi, le trio mettait en route les mauvaises contractions de l’estomac, et digérait mal, mais plus vite. Le chef de famille, son cher père qu’il surnommait La Soucoupe Volante, c’est-à-dire un truc mystérieux qu’on voit passer sans comprendre et qui fiche vachement la trouille !- sonnait l’heure réglementaire de torture. Tout commençait par l’absorption satisfaite d’un bon ouisky ; puis il attaquait sa diatribe quotidienne en appuyant sur le bouton rouge appelé « Ecole » ; ensuite il enchaînait en activant le poussoir « Ta mère » ; et lorsque son état le permettait, il terminait en beauté en agitant la chaîne qui secouait la cloche d’alarme « Ton avenir ».

Le chapitre n°1 des litanies, le cas « Ecole », c’était éternel, débutait systématiquement par des crispations subites et hargneuses sur l’état de merdeux de son fils tout juste bon à pomper le fric de la maison, ce nullard, cet amuseur public de basse zone, ce fumiste, ce menteur, ce petit con profiteur. Le discours récurent offrait à Moijeu l’occasion de s’entraîner à un peu de footing, propulsé un coup dans sa chambre à montrer ses ébauches de devoirs, un coup dans le salon à éviter les droite-gauche, un coup dans la cuisine à faire semblant d’aider maman aux tâches ménagères ; et toujours le cul atomisé par les P.P.P.P., les Puissantes Propulsions Pédestres Paternelles… Après ces transpirations, on entendait Maman pousser sa complainte éternelle : « Mais quand est-ce qu’il va se mettre à bosser, cette erreur de ma vie ? Dans une prochaine réincarnation ? » Et l’engeance répondait comme d’habitude, sans que personne ne relève : « Dans une prochaine vie, je serai fausse-couche… ».

Ce beau chapitre « Ecole » se terminait peu après par une morale bien sentie, une bonne dernière claque arrivée d’un angle inattendu, une joue brûlante à peine refroidie par quelques ultimes postillons lâchés par des lèvres étroitement serrées de parents résolus au rictus de déception rageuse.

Ensuite, on attaquait les pages « Ta mère ». D’habitude Moijeu choisissais la troisième minute de l’exposé pour vomir violemment, de préférence dans l’évier avant que sa mère n’ait fini la vaisselle. La quantité de rejet dépendait du niveau de représailles attendues : en cas de bêtise énorme, le vomi pouvait gonfler à l’extrême et atterrir directement sur son père ; grâce à un contrôle savamment orchestré du renvoi acide, Moijeu espérait clore le débat assez vite, en échange de quolibets aigres de son père qui finissait par se demander si tout cela ne tenait pas du complot…

Puis le gosse attendait la suite, le regard vide, la bouche pleine de glaibeuseries piquantes. Si par malheur le paternel s’acharnait à vouloir approfondir l’interrogatoire (Quelle catastrophe incroyable avait encore pu générer le cerveau dégénéré de cet enfant ?), Moijeu attaquait en tremblotant la phase salvatrice dite du « J’chais pas… », en poussant un peu le souffle gastrique jusqu’aux narines sensibles de son père. Il avait alors droit à un « Mais il me souffle dans le nez, ce con !… » et à une taloche exemplaire qui propulsait l’indélicat jusqu’à Maman, à côté de laquelle il lavait en silence ses dents dans le bac d’un évier déjà épuré des répugnantes exactions stomacales par les mains délicates d’une mère patiente, mais dépitée.

Le must étant de gagner ainsi suffisamment de temps sur l’amorce du troisième sujet de haute tenue, concernant l’inénarrable chapitre « Ton avenir ».

Car si toutes les tentatives destinées plus ou moins consciemment à épuiser son père avaient échoué, Moijeu savait qu’il entendrait à l’infini les antiennes exaspérées, les prospectives de lourd futur, les projections d’horreurs logiques, les essais d’élaborations de projets irréalisables par définition, les « Mais, est-ce que tuuut’rends-tuuu compte ? » à répétition, parfois émaillés de gifles superbement ajustées au son de « Tu me réponds, oui ou merde ? Ou tu attends que ça se passe ?!?… ».

Incapable de savoir en ces circonstances ce qu’auraient pu dire ses copains de classe de Moijeu implorait portant l’aide télékinésique, il bafouillait ce qu’il j’imaginait le plus temporisateur, un cent-fois- cent-fois trop énoncé :

« J’chais pas… »

Les bras de son père s’ébranlaient alors en une série d’agitations théâtralement désordonnées (tant qu’elles étaient au ciel ces mains n’atterrissaient pas sur le visage de son fils), puis enfin, par pitié, par hasard, par miracle, par effet d’optique…, le droit de s’endormir était accordé.

Moijeu pouvait passer à l’essentiel : se demander quelle joue ferait le moins mal sur l’oreiller…

Une nuit de plus fondait dans le temps, à se rapprocher de l’implacable éternel lendemain.

  

D’un souvenir l’autre… N°2 !

 

 Chaque crochet, chaque gifle éclate comme autant d’obus aériens sur le champ de Verdun. Les feux d’artifice apollinairiens se mêlent et s’entrecroisent dans des gerbes bruyantes… Eclats d’abus sur mémoires sauvées du sang, fleuve-hoquets-réminiscences…

Les coups redoublent : je m’évade dans la Conté des enfances volées…

Lorsque Moijeu fus en âge de se rendre à l’école, il de révéla bouillon-cube de cancritude, un méga-nazbrock complètement à côté de la plaque, un bahuri selon le Frictionnaire de Finkielkraut ; tellement mauvais et profondément persuadé de son indécrottable bêtise ; au sens pathologique du terme. Seule une raison physiologique pouvait expliquer une telle absence de connexion avec les circonstances, les choses et les gens ! Et pourtant, Moijeu se rendait bien compte qu’on ne lui parlait pas comme à un trisomique ou à un handicapé… Qu’est-ce qui justifiait une telle coupure entre la perception de son existence et l’idée qu’il se faisait de la réalité ? Où se trouvait la fissure ? Et comment se construire favorablement entre les immensités affolantes des interrogations sans fin ?

Et puis, ce qui n’arrange rien, ce qui majore, accentue, grossit l’abominable poids du destin : il avait chu dans une formidable marmite de paresse incorrigible chronique : rien qu’imaginer produire un effort, même pour essayer de comprendre, il en avait des nausées de fatigue…

A un moment de sa scolarité pré-lycéenne, faute de mettre le doigt sur l’hypothétique déformation cérébrale qui forçait ainsi sa vie façon Ecole – Menottes – Prison !, il crut percevoir une solution de rescapage. Cette solution offrait une échappatoire plus aisé face à ses effroyables incertitudes, face à la compacité des troubles du quotidien ; cette panacée, cette bouée, ce saint cadeau, cette merveille : mentir !

A toute occasion, à chaque nécessité, Moijeu se mit donc à raconter des cracks. Et comme plein de mômes qui s’inventent des histoires pour se mettre en valeur, il enchaînait les joyeuses fictions mythomanesques. Sauf que contrairement à de valorisantes épopées héroïques infantiles, ses aventures n’avaient rien de benoîtement rocambolesque, rien de fumant ni d’extraordinaire ou d’admirable. Le jeu consistait au contraire à rester le plus crédible possible, sans jouer sur les vagues fanfaronnes d’évènements remarquables. Il s’appuyait sur de simples qualités personnelles qu’aucun garçon de son âge jamais n’égalerait.

Ainsi, en classe de 8ème, soit deux ans avant le collège, à la période où les gosses se finissent dans le pantalon pour aller jouer plus vite avec leurs camarades, Il parvint à faire avaler à un parterre sélectionné de victimes idéales le miracle de se faire passer de l’âge de dix ans à celui de treize, et ça, en l’espace d’un trimestre seulement. Chaque matin en marchant de la maison vers l’école, sur un tracé qui récupérait comme un fleuve-ogre les enfants assoiffés de ne rien apprendre (sauf ce qui pourrait leur donner de l’importance), il décrivait à ses codétenus les cadeaux reçus à son anniversaire (le troisième en trois mois) ; il raconta qu’il chaussait désormais du 39 (sans avoir une fois changé de chaussures car on le connaissait pour son respect des affaires et des vêtements) ; il répétait à l’envi que grandir c’était chouette parce qu’on approchait plus vite des réalités adultes. Et il brodais à l’envi sur son sens du raisonnable qui faisait, par exemple, que son oncle infirmier (inexistant) avait souhaité l’embaucher comme stagiaire dans son ambulance parisienne (tout ça pour clouer le bec à un présomptueux qui prétendait lui expliquer le fonctionnement d’un gyrophare) ; il se vantait qu’un célèbre mais modeste musicien de la famille garantissait qu’une corde de piano trop tendue pouvait trancher une tête (pour faire taire un garçon ridicule qui répétait à tout le monde que Moijeu affirmait qu’un piano était rempli de chats morts) ; il jurait qu’un ami haut placé de son père leur apprendrait comment survivre à la Troisième et qu’ensuite il ne resterait plus qu’à communiquer à mes connaissances à tous mes nouveaux vrais amis de la classe…  Enfin toute une série de crétineries infantilo-schyzoïdes, qui pourtant passaient plutôt pas trop mal, parce qu’elles s’appuyaient sur un fond sensé, presque technique.

Moijeu dont le physique longiligne, frêle et commun en imposait si peu, accapara ainsi l’art de tirer la couverture, sans se poser directement sur le trône du héros, ce qui le préservait d’enquêtes de voisinage plus complètes tout en lui offrant l’auréole du savoir, de la compétence, le brio intellectuel ; un comble…

Moijeu tint son petit monde en haleine plusieurs longues semaines, jusqu’à ce qu’il réalise que la meilleure façon de donner le change, afin d’éviter de sombrer dans l’extraordinaire, était de calmer un peu le jeu quand le total des mensonges grimpait trop. Il était temps, car un matin, sur le chemin de l’école alors qu’il s’envolai puissamment vers un nouvel exploit aux allures moins modestes, un des élèves, plus attiré par le potentiel de bonnes occazes à lui refourguer que par l’originalité et la valeur de son discours, me demanda si je ne voulais pas acheter les chaussures de ski taille 42 toutes neuves dont son frangin voulait se débarrasser.

« Il n’y a qu’à toi qu’elles peuvent aller ! », il ajouta avec un sourire troublant.

Le cerveau subitement bouillonnant et une vilaine grimace d’incertitude striant sa face, Moijeu déglutit devant une assemblée d’enfants jaloux, envieux et admiratifs de tout chez lui, le grand ! Il jouait gros : s’il se dégonflait, il annihilait des semaines de boulot…

Il annonçait en gonflant la poitrine que l’affaire tombait à pic « à cause de mes pieds qui  poussent si vite à mon âge… ». Son cœur se mit à cogner plus fort et il se sentait pris par une étrange sensation de revivre une vieille fable entendue il ne savait où, entre un corbeau et un chien, un loup et un renard, enfin une saloperie de bestiole de malheur…

Il rentra à la maison ce midi-là, sans trop savoir comment s’en sortir…

Jamais sa mère ne se rendit compte de la somme qu’il lui vola dans son sac.

* * *

Le lendemain, le gardien de l’école découvrit une paire de chaussures de ski toute neuve balancée dans le terrain vague qui jouxtait le bâtiment… L’affaire fit quelque bruit : qui pouvait ainsi se débarrasser d’un aussi beau lot et jeter l’argent par les fenêtres ? Non mais pensez-vous, le gaspillage et tout et tout…!

Malheureusement, un des témoins de la transaction de la veille raconta à la maîtresse, sans qu’on lui demande rien, que la paire appartenait à Moijeu depuis peu. La brave dame se jeta sur lui pour tâcher de comprendre.

Aïe ! Pris au dépourvu, Moijeu inventa qu’on avait tenté de lui voler ces merveilleuses choses durement acquises à la sueur du front de ses parents, et qu’il avait décidé de les cacher le temps que les esprits se calment. L’enseignante l’enjoindra de dénoncer les infâmes qui l’avaient braqué.

– Mâdâââme !… Ma morale m’interdit la délation ! (Enfin, une espèce de genre de réponse dans l’esprit…)

– C’est tout à ton honneur, mon petit, mais là, c’est grave… Dis-moi qui !

– Non !

– Sûr ?

– Sûr !

– Sûr-sûr ?

– Ouais !

Elle décida de prévenir ma mère, car c’était une affaire très préoccupante…

« Je vais lui téléphoner », elle ajouta, sans voir les bras de Moijeu qui s’agitaient dans un bal de suppliques dérisoires.

Et à la cantonade : « Pensez-vous, du racket chez nous… Des enfants d’à peine dix ans. Mon Dieu ! ».

Moijeu dessinait treize avec les doigts…

Ce fut le début de sa première époque studieuse : il prit l’habitude de faire tous ses devoirs sur la table du téléphone (enfin, de faire semblant de faire ses devoirs, en tout bon cancre qui se doit) afin d’anticiper l’éventuel coup de fil d’une maîtresse en mal de protéger ses petits trésors contre les méfaits de la boue moderne.

Deux conséquences directes et immédiates : d’abord, son père crut découvrir la bonne raison aux sempiternelles énormes factures de téléphone ; cela s’arrangea par une calotte et un cadenas sur le combiné. Ensuite, et puisque ses parents n’étaient jamais disponibles pour répondre directement à la maîtresse dévouée, ( a fortieri, c’est Moijeu qui squattait la place), la directrice de l’école que la maîtresse avait renseignée, informa la pauvre victime qu’un courrier préviendrait ses parents.

« Ne t’inquiète pas mon petit chaton, cette horrible chose ne se reproduira plus tu peux compter sur nous mais bon ramener tes chaussures de ski à l’école c’est pas une bonne idée non plus et en attendant je vais les garder jusqu’à ce que tes parents viennent me voir c’est plus sûr et… Click !… »

Les enfants ont parfois des idées farfelues et c’est pour cela qu’on leur pardonne leurs actions bizarres. On excusa donc ses séjours prolongés dans le hall d’entrée de l’immeuble à côté des boîtes aux lettres. « Même s’il fait froid, du moment qu’il s’attèle à ses études…! », caquetait sa mère, ravie de ces élans de bonne volonté.

Moijeu parvint donc à subtiliser tous les courriers à en-tête de l’école. A nouveau sauvé. Et cohérent avec les évènements.

Au bout de deux mois dans les courants d’air assassins du hall, à entretenir une angine répétitive (qu’il parvenait à peine à comprimer à l’amorce de chaque quinte de toux, quintes qu’il lâchai enfin la nuit sous trois épaisseurs d’oreillers), pan ! nouvelle catastrophe : un midi qu’il se rendait au réfectoire, le surgé lui annonça qu’il était exclu de la cantine. « Allez, hop ! Déhooors ! »

Surprise fut de taille, mais pas tant qu’à son père, qui apprit la nouvelle à son bureau par la bouche d’une zélée secrétaire de l’école qui lui tint à peu près ce langage : « Meueussieur, pas payer ses dettes, c’est maaallll… ».

Lui qui -Ô joie pour son fils !- ne surveillait que très peu ses comptes bancaires, pour cause de raisonnable aisance matérielle à cette époque, se faisait soudain traîner dans la boue à cause d’une… sombre histoire de factures de cantine impayées.

Le château de cartes s’effondra subitement. La mère du garçon se mit en rapport avec les autorités scolaires qui lui apprirent les nombreux courriers de rappels qu’elle n’avait évidemment jamais reçus… Le soir, après l’école, le comité d’accueil s’était préparé à lui faire subir une des plus longues nuits de sa courte vie. A trois heures du matin Moijeu avouait enfin la planque aux lettres dérobées ; l’on découvrit cachées derrière un pan de papier peint décollé et boursouflé, trois factures, huit relances, deux mises en demeure de régler les frais de cantine immédiatement

Ce qui perturba le plus mon entourage restait les raisons profondes de ces malversations. Cela tenait de l’anti-prodige, du délire, bref, de la fatalité !

Cette nuit, Moijeu posa pour la première fois le doigt sur l’implacable inconséquence dramatique de l’administration ! Il réalisait aussi que son goût fondamental pour l’honnêteté (Si-si !) en avait pris un sacré coup. Et tira deux conclusions majeures : a/ désormais, à chaque fois qu’il déciderait de détourner le courrier officiel, il prendrait au moins la peine de l’ouvrir avant de le planquer, de le détruire, de le brûler ou de l’expédier sur Beltégueuse VIII… b/ dorénavant moins donner de crédit à la parole, à la malice, à l’intelligence, à l’efficacité des adultes !

 

Moijeu ne se rendit pas à l’école au matin. Même son père avoua que le gosse avait trop de mal à parler audible. Quand à la couleur du visage…

– Qu’est-ce qu’il marque vite, ce gosse !…

– J’chais pas, répondait l’enfant. 

* * *

Vite perdre cette vilaine habitude de se vieillir, car l’incendie gagnait ! Moijeu avait couvert trop de terrain sans assurer ses arrières ; il était trop épuisé pour parvenir à tenir tous les fronts. Et effectivement, un soir en quittant l’école, il fut abordé par trois grands, dont un qui le regardait fixement, intrigué.

– Dis-moi trou du cul !…

O.M. souffla un petit « Ououiii ?… » misérablement aigu.

– Y parait K’c’é toi kima piqué mes grolles ?

De quoi parlait-il ce grand connard ?

– Ouais, mes godasses, mes chouzes, mes godillots, mes pompes de ski, quoi !

La vérité éclata dans sa tête lorsque Moijeu aperçut plus loin le copain qui lui avait vendu les chaussures, et qui se frottait vivement le prose endolori et cachait un oeil poché.

– J’chais pas, lâcha Moijeu, tout rouge et affolé.

– Mais… t’as pas quatorze ans, toi ? coupe un des membres des redresseurs de torts. On nous avait dit qu’il fallait venir à plusieurs…

– Comment ktulé zahu, les Slalomons ? lance un autre larron.

Tout ! Tout pour Moijeu plutôt qu’expliquer les tenants et aboutissants méandreux de son âme et le cheminement impossible de ces chaussures et du fric !…

C’est ainsi que, trois minutes après, il découvrit qu’il pouvait se faire défoncer le portrait par quelqu’un d’autre que son père. Ah, l’immensité lointaine et profonde de la justice humaine…

Pendant trois semaines Moijeu emprunta les chemins de traverse pour aller à l’école et rentrer à la maison, sans pouvoir toujours échapper à ses ravisseurs de torts…

Et sa mère, il la rendait pleine d’espoir quant à son avenir, lorsqu’elle le voyait partir plus tôt le matin et rentrer plus tard, sous prétexte d’études.

Son père concéda un soir à sa femme que la répression avait du bon pour remettre un futur voyou sur les rails. Il s’étonna aussi de la capacité du visage de son fils à marquer si longtemps… 

* * *

Deux ans plus tard, au cours d’un séjour à la neige organisé par le département, dans le bus qui menait les classes vers une colonie de sports d’hiver réputée, Moijeu rencontra un garçon qui lui raconta, très fier, que sa mère lui avait offert une belle paire de chaussures de ski ; elle l’avait récupérée après un vol étrange dans une école dont elle était la directrice. Les chaussures avaient appartenues à un malheureux enfant un peu bizarre qui n’avait jamais voulu les récupérer… « Des godasses comme ça, c’est du top, du pro, elles valent une fortune ! Faut êt’ vraiment débile pour pas les récupérer… »

La méchanceté des mots, la résurgence des images du passé, la déréliction… Moijeu vomit trois fois de suite dans le bus. L’odeur se mélangea à celle des sandwiches au jambon, des oranges pelées et des yaourts à la fraise. Les spasmes horribles de son estomac déclenchèrent chez mes compagnons de route une série d’explosions atrabilaires du plus bel effet, sur les vitres, dans la travée, sous les sièges, partout ! Dans l’affolement, le chauffeur immobilisa le bus au bord d’un ravin, au-dessus duquel vingt-cinq gamins vomirent à s’en retourner le bide, et ça sur une nuée de randonneurs paisibles qui se régalaient des bienfaits du bon air et de la marche en raquettes. « La montagne, ça vous gagne ! »

Implacablement, par vengeance facile -il faut bien l’avouer, les joyeux drilles de la colo mirent Moijeu à l’index, et pour toute la semaine que dura le stage. Puis le dernier jour, les responsables du centre téléphonèrent à la maison pour demander au chef de famille de venir chercher son fils. Ceci afin d’éviter de tracer une nouvelle chaîne d’humeurs émétiques façon Stephen King sur la route du retour…

Son père comprit mal et crut qu’on l’avait viré ; dès son arrivée au Centre, la lèvre supérieure du dégobilleur subit sa mauvaise humeur et mit deux semaines à cicatriser.

 

Depuis, Moijeu ressentait comme une angoisse nauséeuse à l’évocation de l’approche de l’hiver

 

D’un souvenir l’autre… N°3 !

 

Tout petit déjà, à l’image de l’homme qui parlait d’Octavia de Cadix de Brice-Echenique, Moijeu détestait déranger. Subir, bon ; que cela se voie, non.

Un jour, sa mère eut l’idée saugrenue de les transporter à la piscine. Sans doute avait-elle besoin de rassurer son ego physiquement marqué par les longs mois de grossesse déformante et difficile, en offrant son corps éthéré en voie de réhabilitation longiligne au regard des mâles flagorneurs…

Elle s’installa sur la plage la plus large du bassin et décida d’inonder sa peau diaphane et ses longs cheveux noirs de soleil énergisant. D’un œil elle surveillait les gesticulations de son singe à peine évoluant. Plus semblable à une grosse tremoulina qu’à un humain fruit de millions d’années d’évolution, le corps du bébé avait la bougeotte, et Maman, plus inspirée par la vie d’artiste que par les excentricités de son chiard, mésestima son potentiel de déplacement. A la minute 8 de leur villégiature, il échappait à son œil torve. En rampant comme un militaire cacochyme alcoolique, la bouche pleine de vagissements d’admiration pour l’onde attirante, le gros vers atteignit le bord de l’eau.

A la neuvième minute, il se noya…

Moijeu fit toujours semblant par la suite, dans sa vie d’adolescent comme celle d’adulte, de ne pas se rappeler cet épisode, surtout devant son père. Mais, dans certaines conditions poussant à la confidence, il avoua parfois qu’il se souvenait très bien de ce qu’il avait ressenti et des images qu’il avait admirées du fond de la piscine : un jeu fascinant de petits garçons et de petites filles qui tremblotaient dans les remous du plafond de l’eau en tendant leurs doigts potelés vers lui, leur bouche ronde d’étonnement magique…

A part les yeux qui brûlaient légèrement et la sensation de plus en plus forte d’oppression sur ses poumons, ce qu’il percevait,  couché sous 3 mètres d’eau, était plutôt chouette et original. Il se contorsionnait même de plaisir en admirant le stroboscope du ciel.

Puis sa poitrine commença à cuire et une angoisse croissante envahit son esprit-mitif. Il eut l’idée fugace de vouloir appeler légèrement à l’aide. Légèrement, parce qu’il sentait bien la honte empourprer un peu ses joues déjà décolorées par la puissance de l’eau. Et mobiliser des gens, bien tranquilles sans lui, pour le sortir de ce pas qui s’annonçait mal le troublait au plus haut point.

Avant de s’évanouir, il eut la vision d’une foule passionnée par son cas, précipitée à son chevet des surfaces. Puis il vit l’eau exploser en cent millions de bulles alors qu’il aurait aimer hurler « C’est pas grave, ne vous gênez pas pour moi. Je vais me débrouiller seul. J’ai vraiment horreur de me faire remarquer ! ». Mais à son âge, il ne disposait pas encore de ce vocabulaire nécessaire à la compréhension entre individus de bonne compagnie, et ces gestes de dépit n’empêchèrent pas le maître-nageur de le chopper par la couche et le hisser hors des naufrages.

Le problème avec l’eau, c’est que quand ça rentre dans les poumons ça surprend, mais quand ça sort, ça fait mal ! C’est pour ça que les enfants noyés pleurent. S’ils se taisent, c’est qu’ils sont morts… Dans son cas, il essaya du fond du cœur, entre plusieurs hoquets déchirants, de s’excuser pour le trouble à l’ordre public engendré mais ses lacunes en langues lui interdirent toute expression logique. Nous pouvons constater à cette occasion que cet enfant ressentit les premières atteintes de la sénilité très jeune : déjà tout bébé il avait du mal à trouver ses mots…

Moijeu donc, garda sa culpabilité inarticulée et secrète, jusqu’à ce que le maître nageur le rendît aux bras de ma mère. L’homme de science hydraulique en profita pour lui prodiguer une morale terrifiante et lui reluquer la poitrine, opulente.

– Quand on n’est pas capable de s’occuper de son gosse, on en fait pas !… et toutes ces sortes de choses.

– Beuh… répondit Maman, piteuse et naïve.

Instant propice pour que Moijeu rende gorge sur mon sauveur, puissamment, violemment, viscéralement, et sans doute en proportion de son rôle de fils de femme outragée.

Le fiel concentré pénétra généreusement les yeux du sermonneur et le gars ne vit plus rien ; en tout cas pas le pied d’une petite fille qu’il écrasa, et encore moins la proximité dangereuse de l’eau dans laquelle il coula, non sans se fracasser au préalable le menton sur la margelle du bassin.

Autour, ça se mit à hurler, ça pleurait, ça couinait. Vingt-cinq personnes couraient en tout sens pour tenter d’agir au mieux selon l’enchaînement des catastrophes. On évacua le maître nageur de l’eau assassine pendant que quelqu’un prévenait les pompiers… Maman roula en boule serviettes et maillots et siffla : « Lève-toi. Dépêche-toi ! »

Un aspect de l’épisode imprégna précisément le cerveau du rescapé : c’était la réaction physico-chimique de sa souillure dans l’eau… Ça faisait un peu comme, il l’apprendrait plus tard, les traînées des dégazages sauvages des pétroliers dans les mers du monde, une sorte d’irisation magnifique et multicolore dans les clapotis, mais avec des vrais morceaux de fruits et de jambon reconstitué qui dansaient sur la vague… Moijeu était ému, il se sentit soudain déjà artiste, c’est lui qui avait créé tout cela !…

Sa mère le choppa sous une aisselle et l’emporta vers les vestiaires, en le secouant très fort comme un panier trop insupportable à garder. Elle hurlait qu’il représentait le pire scandale de sa vie, et qu’ « après – toutes – les – souffrances – que – j’ai – dû – subir – durant – la – gros – sesse – et – la – vie – sociale – pro – met – teuse – que – tu – m’as – gâchée – je – peux – quand – même – main – tenant – pré – tendre – à – un – peu – de – quié – tude – et – de – tran – qui – lli – té ! »

OM rota, assez fort, vers une oreille (l’angoisse d’une bêtise irrémédiablement accomplie…) Maman se tut, freinée dans ses envolées protestataires par la teneur acide des propos de son calvaire.

Pour quitter la piscine, il fallait réemprunter la plage. Moijeu s’attarda un instant du regard sur les pompiers qui réanimaient le maître nageur au bouche-à-bouche, ce qui est difficile à accomplir sur une mâchoire en bouillie.

Sur le travelling de sa fuite, le garçon vit alors au ralenti le sportif ouvrir les yeux, le reconnaître avec effroi et bafouiller :

« Ché lui ! Ché lui ! Chaloberie de butain de goche !!! »

 

Dès lors, Maman consacra ses instants de loisirs à la plage…

 

D’un souvenir l’autre… N°4 !

 

Quelques semaines plus tard, Moijeu donna à son cher père l’occasion de vivre lui aussi un grand moment de joie familiale. Le pauvre homme, personne ne pourrait oublier jamais la stupéfaction dans ses yeux, sa mine époustouflée par l’énormité des aventures improbables de son crétin de fils…

Installée dans un appartement qu’un premier crédit conséquent avait permis d’acquérir, la petite famille (c’est-à-dire le chef de) organisa une sympathique crémaillère.

Invités ce soir de fin de semaine : tous les amis du père, les collègues du père, les supérieurs hiérarchiques du père, la femme du père et ses quelques rares amies indéfectibles.

Le mobilier, très artificiellement fonctionnel, pétait le neuf et le kitch. Sur la table basse orange vif du salon, une armée de bouteilles de toutes les couleurs et des verres aux formes originales. Posés ça et là, de nombreux plateaux d’amuse-gueule. Vautrés dans les fauteuils jaunes flashy Nature & Liberty, ou accroupis sur l’épaisse moquette Laine Afghane Dupont De Nemours éclatante, la petite société des convives discutait en riant ; c’était un temps où l’on s’amusait simplement sans craindre le lendemain…

La petite personne moijesque, on l’avait couchée (normal… l’heure !), après les formalités d’usage accomplies par les invités, du genre gouzi-gouzi, gueu-gueu-gueu, mimi le petit mimi, bonne nuit mon trétrésor, etc.

Mais la conscience du chiard, aiguisée depuis l’épisode de la piscine et fraîchement acquise à son nouveau rôle d’artiste en pleine expansion, le poussa à franchir les barreaux de son lit-cage et à se mêler à la foule. Il partit en quête de reconnaissance créatrice et d’échanges intellectuels de haute volée, voire de joie jubilatoire à se faire admirer.

Juste habillé de sa couche, il décida de déambuler entre les jambes des invités déjà notablement alcoolisés. Il tirait des jupes, poussait de la main des chaussures et leur bavait dessus, ordonnait quelques puissants « Donne-donne-donne! » aux messieurs qui buvaient du ouiski et du Gin (l’alcool préféré du grand Victor) dans de virevoltant impératifs effets de manches de fiers notables.

Au bout d’un moment, excédé par les réponses évasives et amusées des condescendants convives, il prit le parti de s’arranger tout seul : « On n’est jamais mieux servi que par soif-même… », bougonnait-il (bien que trop certain de n’avoir pas maîtrisé à cette date autant de vocabulaire…).

Tant bien que mal il arriva à saisir quelques godets posés à sa portée sur une table basse. Puis il fondit sur tous les fonds éparpillés dans l’appartement.

C’est à partir de cet instant que les versions du récit diffèrent selon les narrateurs. Moijeu, à part un détail inoubliable à jamais, a un trou noir définitif. La suite est incertaine mais dans l’ensemble, les témoignages concordent : il commença assez vite à déambuler de pièce en pièce, les yeux révulsés, le corps couvert d’alcool, ma couche culotte sur le crâne, un filet complexe à base d’urine à 75% traçant son chemin.

L’alerte fut donnée lorsque la femme d’un collègue du maître de maison, une dame un peu idiote soit dit en passant, cria à la cantonade, dégoûtée mais hilare : « Quelqu’un s’est-il lâché ? Ho ! Est-ce possible à ce point-là ?…». Puis elle vit la drôle dechose à quatre pattes qui pourrissait la moquette et hurla, cette hystérique, avant de tomber dans les pommes.

Uniques images sauvées du coma : Moijeu n’oublierait jamais la taille démesurée des yeux écarquillés de son père, qui ne put articuler quoi que ce soit pendant plusieurs longues minutes… Car le spectacle était d’une rare qualité : avant d’enfiler sa couche culotte comme chapeau d’Amateur des Alcools et aventurier précoce des grandes beuverie modernes, son fils s’était largement laissé aller. Et une merde colorée, liquide et putréfectatoire avait noyé son poupon visage sous un masque orangé foncé, dépassant tout ce que le décorateur du Best-Seller cinématographique The return of the créature du marais des égouts de la centrale atomique of the Day of Halloween du Wednesday 13 aurait pu créer…

Moijeu serait infoutu de préciser si un médecin de garde s’était ensuite déplacé jusqu’à la maison ou si une délégation avait déposé son petit corps de prématuré éthylique sur le perron de l’hôpital. Mais malgré son état chaotique proche de l’extinction, il enregistra pour toujours la réflexion de l’homme en blanc penché à son chevet : au milieu de son visage déformé et lugubre déformé par les effets des alcools, Moijeu voyait sa bouche se tordre et des sons psychédélique en multi-échos ( Type Dx 50 collector, Effet 128) s’en échapper :

« J’en suis baba ! J’en suis baba… »

Persuadé que le toubib se présentait à lui, une espèce de civilité en quelque sorte, il désira lui indiquer ses Nom / Prénom / Age / Qualité. Mais il ne put que balbutier faiblement que tout allait bien et qu’il ne fallait surtout pas qu’on se dérange pour lui (Un thème récurent !). Certaines personnes mal attentionnées prétendent au contraire que le gosse se mit à braire comme un âne…

Longtemps Moijeu crut, lorsqu’ils s’amusait avec ses copains à faire des jeux de mots de mauvais goût sur les noms des gens, que le gentil docteur qui lui avait évité la mort avec une grosse piqûre ce jour de superbe beuverie, avait directement inspiré la blague célèbre. De longues années après, les nuits de cauchemars ou de fièvres, Moijeu suppliait encore sa maman d’appeler le bon, le généreux, l’indispensable Docteur Jean Suibabah…

Des années durant, il jura à mes camarades de classe, hilares, que la fameuse blague n’en était pas une, qu’elle avait cours, certes, mais grâce à lui… Il ajoutait que plutôt qu’en rire, il valait mieux louer le nom et les qualités du sauveur de sa vie !…

 

Quand aux invités, ils en profitèrent pour tailler la route sans les civilités d’usage, certains en se marrant franchement, d’autres un regard d’opprobre posé sur les parents indignes. La réception s’acheva brutalement, ainsi que les espoirs déjà placés par le père à l’endroit de la future réussite sociale de sa progéniture. Il ne considéra désormais plus jamais son enfant avec les yeux brillant de la confiance en l’avenir.

 

D’un souvenir l’autre… N°5 !

 

Quand Moijeu avait cinq ans et que d’autres se suicidaient, lui allait à la mer avec sa mère. Comme son expérience de prime jeunesse en piscine n’avait pas bien porté ses fruits, il s’acharnait à tenter à nouveau le diable dans l’eau salée.

Les galets du Sud-est de la France offrent la particularité de former des plages en étage, presque par terrasses, comme dans les collines. La pente ne décline jamais vite ou doucement, mais par à-coups instables et brutaux.

Evidemment, il s’amusait à avancer le plus loin possible au bout de chaque palier, jusqu’à ce que l’eau affleure ses narines et que la peur excite ses petits neurones. Evidemment, il ne savait pas nager et oubliait systématiquement sa bouée sur le bord.

Un jour de pleine forme, il poussa l’aventure jusqu’au bout du bout des pieds, sur la pointe des ongles. Les galets glissants et peu solidaires supportaient à peine son poids, la vague le recouvrait parfois, par touches de jeu ; c’était délicieux. Il flirtait avec l’idée de la mort à chaque flux et reflux.

Il disparaît même sous l’eau, afin de goûter l’angoisse de ceux qui se noient

Il se réveilla avec la sensation bizarre d’un souffle chaud étranger dans sa poitrine. Allongé sur la plage, encadré par plusieurs pompiers et CRS, star d’une foule avide de spectacle vivant ou mort, il toussa violemment les quelques litres en trop pour son organisme ; le voilà roi d’un vrai fait-divers de proximité.

Un pompier prévoyant recula avant que ses habits changent de couleur. Un CRS non. Moijeu coloria allègrement ses vêtements rayonnants de blancheur et ses écussons autoritaires.

Sa mère ne l’accompagna plus jamais à la plage.

 

Ch  VII

 

Une énergie hors du commun des âneries me tient la tête hors du bouillon tant que possible. Une irradiation de messages subliminaux d’origine méconnue raisonne mon âme délirante. Une détermination improbable comprime mes sens défaillants. Un sourire forcé tente de détendre mon regard de diable. Une heure. Deux. Une journée. Patatras ! Rien n’y résiste, il faut que je replonge vite me couvrir de boue. De honte, parfois de cendres, toujours de fureur. Le cycle infernal reprend sa course, action inévitablement stupide  – réaction démesurée, jouissance de l’absurde – jugement terriblement terre-à-terre. La ronde élastique, du caoutchouc qui casse et vous revient dans la figure plus vite qu’une réflexe de sauvegarde, gonfle et tournoie, vire et hoquète comme une toupie binaire : un coup pour le vice, un coup dans les dents. Irrémédiablement.

Fallait pas. Fallait pas mettre les mains dans l’engrenage, dans cette énième jobardise. Pourquoi avoir fouillé dans les affaires des autres ?

Sempiternel tourbillon dingue, éternelles récidives symptomatiques. Majorations consécutives, quasiment consubstantielles. Destinée noire impliquant l’horripilant ressassement des horreurs. Autosuggestion, réminiscence active ? Je m’encanaille en boucle. Je me déroute à l’infini. Flagellations sans fondement.

Qu’est-ce qui m’a pris de me croire puissant, fort, solide au point de tirer le rideau moi-même ?

On aurait le temps de me tuer à coups de figues molles avant que j’intègre l’évidence. Stupide orgueil ? Crétinerie des Alpes ? Inconscience jouissive ! Dans le temps, on croyait en Dieu, en la Patrie, la vie semblait plus simple ; on acceptait la notion fondatrice de la modestie de sa classe, de sa race, de sa place. Aujourd’hui, Dieu est mort, la Civilisation s’effondre, et les hommes sont fats. Libres de se suicider à l’envi. Débridés. En échappement libre. Le pire, c’est qu’ils font des enfants comme ultime rempart à la vacuité ! Pauvres rejetons…

 

Les marches de l’escalier vermoulu du cachot craquent. Mon cœur s’emballe. Fuir ! Fuir dans la nuit sans fin du foulard qui m’aveugle, ce bâillon étouffant qui me tue de silence.

Les pas s’approchent. Un souffle d’alcool. Un rire gras.

Une voix pâteuse, levain de haine sourde, gronde « Coucou ! » et rit méchant. Je connais ce timbre, celui d’un homme cruel, un barbare sans pondération. La force brute du Viking sanguinaire va encore faire mal, longtemps. Ce tordu va prendre son temps et son pied pour m’abîmer. Je devine par avance son plaisir vachard, le sourire qui l’accompagne.

Une claque bien lourde enflamme la moitié de mon visage et m’emporte dans son élan. Je m’effondre et me cogne sur le revêtement grossier du sol.

Serrer les dents. Serrer les dents. Résister jusqu’à la fuite. La fuite. Rapetisser en soi. Disparaître. Se scinder… Dissociation !

Les chocs zèbrent mon visage et mon corps de flashs argentés douloureux. Au milieu du tonnerre émergent des mémoires salées de larmes, au goût d’océan dans lequel je m’enfonce pour perdre toute notion de réalité…

 

Laisse monter les mémoires anciennes mon camarade de douleur, mon frère de sang. Implore l’épilogue.

Tranches de vie dérobée…

Venez à Moijeu les bons cauchemars !

D’un souvenir l’autre…

 

D’un souvenir l’autre… N°6 !

 

… Etc

(Pour la suite : oliviermoijeu@yahoo.fr.

Merci de votre intérêt)

 

Nicolas Guillerm, 2012.

 

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