Archives mensuelles : décembre 2011

10/ PETITES annonces, 01 / 2010

PETITES  ANNONCES,

Janvier 2010

 

En cours…

9/ CONCOURS

CONCOURS

 

  Dans l’espace intersidéral infini et profond défile interminablement le paysage confondant d’ennui de milliards d’étoiles survolées d’un trait à la vitesse de la lumière. Dans une fusée de classe C deux cosmonautes diplômés, Strombi et Van Zocca, en mission pour l’avenir du Futur, s’emmerdent, et profond.

   Heure H + 00 :

Van Zocca allume sa trente-troisième clope de la journée. Les journées sont délimitées par un gros réveil trônant sur le devant de la passerelle où sont indiquées les activités fondamentales vécues au même moment sur terre en un point géographique déterminé, exemple : Rome, 16 heures, café ; Marseille, 11 heures, Pastaga ; Miami, n’importe-quand, Cock… La cigarette, étudiée pour ne pas consumer inutilement l’oxygène difficilement stocké, ne dégage pas de fumée. C’est une invention japonaise : la meilleure façon de ne pas incommoder ses voisins par l’usage du tabac est bien sûr de ne pouvoir l’enflammer ; le fruit tant espéré de la merveilleuse machine industrielle nippone à la date du… fut le briquet sans flamme. Evidemment la pratique de cette méthode implique un minimum de bonne volonté de la part du consommateur. 

***

   Heure H + 0.7 :

Strombi parle. Sa voix déformée par un réglage défaillant du stabilisateur d’oxyde de flapinium est grave, sourde et profonde. Sur Terre, en atmosphère libre, sa voix est exactement identique, mais là c’est normal, puisque c’est sur Terre et qu’on connaît sa voix… Il dit : « Van Zacco, j’aimerais que tu ne laissâââs pas tomber tes cendres froides sur la moquette, ça fait négligé ».

Van Zacco répond : « Mouais… »

Et Strombi passe l’aspirtout…

Dans l’espace intersidéral, infini et profond, passés les premiers temps d’euphorie du départ, on a vite plus rien à dire lorsqu’on est insensible à l’intérêt didactique des cartes stellaires et à la valeur littéraire des Kant, Lacan et Brautigan, par exemple… 

***

   Heure H + 1.16 :

Strombi dit : «Van Zacco, as-tu faim ? Le réveil marque Dallas, 12.30, rosbif ».

Van Zacco ne répond rien mais salive.

Strombi rajoute : «Tu feras la vaisselle, j’en ai marre de faire le boy. Ca fait trois années-lumière que s’entassent les assiettes que tu jures de laver depuis notre départ. »

« Mouais… » 

***

   Heure H + 1.58 :

Van Zacco se frotte le ventre, ses yeux survolent les débris du repas. Son nez se dilate et le gars rote.

Strombi, les mains dans le lavabo plein de liquide vaisselle, renchérit : le borborygme est fin, modulé, enlevé.

Van Zacco ne se laisse pas surprendre. Il se concentre. Son estomac se place sur les starting-blocks et lâche un voluptueux météore guttural décoiffant.

Strombi dit : «Attends… » et pose ses mains savonneuses sur le rebord de l’évier. Il se ramasse sur lui-même, un formidable gloussement d’éléphant secoue les parois du vaisseau. «Pas mal celui-là, non ? »

Van Zacco grogne. Son palmarès et sa réputation sont en jeu. Sur toutes les lignes spatiales il est connu pour ses festivals stomacaux… L’homme se détend, ouvre la bouche et exhale un raclement des profondeurs fort appréciable. Le bruit résonne deux bonnes minutes dans les coursives.

Strombi sait que son copilote est Le Roi mais ne se laisse pas démonter. Par un subterfuge physique bien connu des enfants il ouvre son larynx de manière à aspirer d’un trait le plus d’air possible dans son ventre. Le vrombissement est des plus admirables et le mitraillage ventresque tout à fait stupéfiant…

Van Zacco, d’une nature plutôt retenue, est forcé d’admettre la valeur de son camarade. Il soulève le pouce et demande une pause. A ce stade de la compétition une concentration optimale est requise pour, d’une part préparer un rototo de qualité supérieure écrasant l’adversaire sous le souffle et d’autre part, pour ne pas vomir lors de la tentative. Il soulève un pied, ce qui est bon signe, ouvre le col, maculé, de sa combinaison, ce qui ne confirme pas forcément le bon augure, écarquille les yeux et libère démesurément le gosier: le rot est sec, long et sublime, superbe, violent puis contrôlé, varié, puissant et modulé, retenu puis expulsé, phénoménal, étendu, chantant, roulement de tonnerre puis petite musique de nuit, saccadé en ternaire ou bousculé en rythme composé plus délicat à maîtriser ; le final est augustique, un vrai lâcher de parachutistes en grappes au-dessus d’un village de Normandie. Magnifique, vraiment, un chef-d’œuvre !

Strombi applaudit, le savon de la vaisselle sous les impulsions se soulève en bullettes colorées.

 

I I

   Heure H + 3.11 :

Van Zacco se décolle de son baquet de contrôle de la passerelle. Perché un instant sur le paysage intersidéral infini et profond qui défile au-devant du hublot, il enfonce ses mains dans ses poches. Comme tout cosmonaute en voyage, il s’emmerde, et profond…

Un instant éclairé par une idée joyeuse il plisse le front, écarte légèrement ses jambes et plaque ses paumes en appui sur ses genoux. Strombi, assoupi sur une console, l’entend pousser un petit « Hyêrgne ! ».

Van Zacco pète. Et sourit.

Strombi se lève…

 

Concours

Nicolas Guillerm

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8/ AFORIZMS & pansées proffondes, 01 / 2012

AFORIZMS  &  PANSEES  PROFFONDES

Janvier  2012

 

En Cours.

7/ LES PETITS mystères

LES  PETITS  MYSTÈRES

 

Chaque nouvelle aube, c’est implacable,

la panique saisit mon âme :

je rate le coche et me rendors.

Dans un sursaut je brise mon corps.

Il est toujours trop tard-trop tard et je galope

sous le café et bois ma douche.

Panique intérieure, sirènes. Alerte !

L’urgence sonne toujours ma perte.

Hors mon chez-moi, c’est l’épouvante :

chaque matin qui se ressasse,

ça pue, ça crie, ça klaxonne, ça cogne ;

la ville entière coure ventre-à-terre et grogne.

L’hominidé s’accroche au wagons de l’espoir.

Trop tard. Trop tard ! Il est toujours trop tard.

Humiliations. Renoncements. Obstination.

Comme tout le monde, je prie et

               Je cours après des chimères,

               les rêves me poussent au derrière.

               Voix off : « Aaah ! La création… »

               Que j’aime ses petits mystères…

 

La matinée est consacrée

à effacer les abus de la veille.

Sur les chantiers, dans la cohue, dans le chahut

je tente de rattraper le temps perdu.

Je tire à fond, je pousse à bloc,

et les outils et les cadences.

Ça chauffe, Marcel ; ça sent la sueur.

Plus vite mon pote, t’as pas vu l’heure ?

Le déjeuner est expédié fissa

sans mâcher ma tambouille et mon cervelas.

Deux café – l’addition, siouplait !

Pas l’temps de causer du temps qu’y fait.

Deux heures. Trois heures. Quatre. Six. Sept heures.

Ça file trop vite. Toujours trop vite.

Précipitation. Tourbillons. On bâcle ! On bâcle !

Comme tous les jours je prie et

               Je cours après des chimères,

               les rêves me poussent au derrière.

               Voix off : « Aaaah ! La création… »

               Que j’aime ses petits mystères…

 

La nuit s’effondre ; je suis à la bourre.

La honte. La rage. La gueule. Le four :

rendrai jamais ce job à l’heure prévue !

Les créanciers vont m’arracher la peau du fut.

Si j’active encore un peu la cadence,

je pourrai sauver les pauvres apparences,

et ainsi éviter les sermons, les émois

des clients pas contents qui régalent au mois.

Tant-pis ! De toutes manières, j’peux pas mieux faire.

La journée est morte, la rage m’emporte.

Lâcher les outils. Se changer de cuirasse !

Enfiler trois guenilles, un peu moins dégueulasses…

Je reprends la bagnole, fonce tête baissée

jusqu’au premier embouteillage ; c’est à hurler.

Crispations. Emportements. Crise de nerfs.

Comme tous les soirs, je prie et

               Je cours après des chimères,

               les rêves me poussent au derrière.

               Voix off : « Aaah ! La création… »

               Que j’aime ses petits mystères…

 

Les patrons du café-concert branché

m’attendent à la porte et tapent du pied.

« En r’tard ! Vous pétez le planning ! »

OK, OK ! Je file me préparing…

L’auditoire est patient, mais là, il râle.

On lui promet de la zizique, il en veut pour son compte.

Les oreilles percées par une balance pourrie-e,

j’engueule ma guitare, et les micros grésillent.

Mes complices du soir lancent l’intro.

Ils veulent soulever l’enthousiasme, du grand spectacle !

Moi, je m’en fous : j’chuis crevé, j’en ai marre et c’est encore Bibi,

sa gueule et son talent qui vont enflammer les groupies.

Va-z-y mon Polo ! Pousse la complainte et les amplis.

Fais péter ton sabot, crache ton âme sur la scène !

Hurlements. Stridulations. Cinq morts au premier rang !

Comme toutes les nuits je prie et

               Je cours après des chimères,

               les rêves me poussent au derrière.

               Voix off : « Aaah ! La création… »

               Que j’aime ses petits mystères…

 

Le concert est extra, l’ambiance du tonnerre.

Le public, ce fauve, rugit comme à la guerre.

Mes compagnons se déchaînent. Moi je n’en peux plus.

Je tiens le tempo à coups de demis, de ouiskys et autres stimulus.

Les excitants lentement se répandent dans mon corps.

A doses sans cesse majorées, ils exaltent mes sens,

et emportent la fatigue. Vive le tord-boyaux !

La nuit folle se prolonge. Au final à tiroir j’enflamme le populo.

Joue ! Hurle, brûleur de vie ! Défonce-toi dans les vapeurs des transes !

La musique aveugle ta conscience imbibée.

Fusion. Passion. Ressort de la création ?

Comme sous le coup de multiples flashbacks, je prie et

               Je cours après des chimères,

               les rêves me poussent au derrière.

               Voix off : « Aaah ! La création… »

               Que j’aime ses petits mystères…

CHORUS 1

 

Ce n’est pas ça que j’imaginais

lorsqu’enfant, sur ma six-cordes, je gratouillais.

Acharné, inspiré, la foi brillant dans mes grands yeux,

je vivais des songes envieux.

La Géo, l’Histoire, l’Imparfait du superlatif épithète,

survolaient mon esprit entièrement dévoué

à décomposer les grands moments de la Pop,

à transcrire les morceaux, chanter les paroles. Et hop !

Des riffs électriques dans la citrouille,

des ballades déchirantes plein la bouille…

Blues. Folk. Rythmes composés.

Comme une star du Showbaize, je me trémoussais et

               Je courais après des chimères,

               les rêves me poussaient au derrière.

               Voix off : « Aaah ! La création… »

               Que j’aimais ses petits mystères…

CHORUS 2.

 

Les années ont passé. Hrrumm !…

Le temps, increvable fusée

et la chasse à la gloire ont piraté ma vie.

Folle passion. Fièvre cruelle. Utopie !

Dépassé par mon sort, mes lubies impossibles,

la laideur ordinaire et mes mirages fanés,

j’ai brûlé par les deux bouts la chandelle du succès.

Piégé, coincé ; il est trop tard pour renoncer !

La frénésie, le succès indompté, les créances,

les artifices de mes nuits fauves

et le grand bal du turbin quotidien

ont noyé dans la pagaille mon illusoire destin.

A longueur d’année, de l’aube à l’aurore,

je traque les anatoles, les cachets et la fraîche.

Acharné. Obstiné. Démantibulé.

Comme tous les artistes-tâcheron, je prie et

               Je cours après des chimères,

               les rêves me poussent au derrière.

               Voix off : « Aaah ! La création… »

               Que j’aime ses petits mystères…

               Voix off : « Aaah ! La création… »

               Adieu Vat ! Que j’aime les petits mystères…

 

 
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6/ J’AI FAIT une sale blague à ma mère

 

J’ai fait une sale blague à ma mère,

Quand je suis né son ventre a gonflé. S’est fendu.

L’agonie vermillon fut longue et discrète. Quelle femme !

« C’est terrible » remâchait le toubib, « C’est affreux » radotait mon XY…

Puis la couveuse. Plus tard, l’assistance.

C’est dur à porter, ça, Monsieur le Juge.

  

J’ai fait une sale blague à ma sœur,

On jouait au bord du grand rail. Tombée ? Poussée ?

Eparpillée sur la loco, écrabouillée sous l’acier.

« Petite cuillère » commandaient les pompiers, « Buvard » ses copines de classe…

Puis l’H.P., la camisole, les piqûres,

Ça laisse des traces, ça, Monsieur le Juge.

 

J’ai fait une sale blague à ma femme,

C’était une Sainte, une sainte-ménagère.

Va-z-y voir c’que ça fait d’être sainte, salope !

« Malade » beuglait son amant, « Assassin » hurlaient ses pondeurs, de tristesse, si tant qu’ils en sont morts…

Puis la prison, plus tard l’échafaud :

j’ai ri, ils m’ont tranché le cou.

 

LUMIÈRE !

 

(J’ai fait une sale blague à la mort,

« Messieurs, la Cour ! », les Jurés de nos âmes,

Le Prétoire, l’Avocat Général, La Défense.

« Un châtiment exemplaire » requérait l’un, « Un être traumatisé » suppliait l’autre…

 Le verdict est tombé : ni l’Enfer, ni le Ciel…

 

J’ai saisi ma valise,

et depuis je hante la conscience des petits enfants trop sages)

 

J’ai fait une sale blague…

Nicolas Guillerm

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J’ai fait une sale blague… est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.
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5/ CHINE : ANNEE 3, 2, 1, ZERO ! (En attendant la FDM…)

CHINE : ANNÉE  3, 2, 1, ZERO !

 

Montant d’une annuité fixe:

a = Ar(1+r)n  ÷  (1=r)n-1

L’imprécateur, R.V. Pilhes.

 

C’est sûr qu’à force de faire les cons sur la planète, les humains s’étaient débrouillés pour en pourrir toute la surface : des rues les plus fréquentées des agglomérations géantes, jusqu’aux déserts de glace les plus solitaires des pôles.

La consommation débridée, le profit le plus vulgaire, la course à la rentabilité la plus sauvage, la destruction des systèmes grégaires, des structures ancestrales, tout avait concouru à pomper la moelle du globe bleu jusqu’à l’assèchement le plus certain.

Comme une traînée de poudre à l’échelle géologique, le mal de la possession se répandit chez les hommes, semant fausses joies éphémères et doutes profonds, bombardant l’humanité du virus de l’exploitation extrême et de la perte totale des valeurs millénaires, et causant finalement sa mort programmée, à la façon d’une cellule suicidaire.

Jusqu’à l’an 20.., les rouages de la machine à tirer la sève à outrance avaient tourné tant bien que mal ; plutôt bien pour ses grands prêtres, plutôt mal pour les refuzniks du matérialisme, ou plus simplement les pauvres, qui croyaient encore aux vertus des élections et du bonheur pour demain… Le système fonctionnait plutôt pas mal, parce que la recette s’avérait simple à suivre : quand ça foire quelque part -le prix de la main-d’œuvre, l’instabilité politique, la revendication des peuples tristes- il suffit de partir à côté, pour moins cher. De cette manière, on obtient la pérennité d’une sauce aigre-douce du jouir facile ; il suffit à chacun de ne contester ni trop fort, ni trop vrai. En admettant au plan humain les oscillations entre progression et récession, réussite personnelle et chômage, jalousie renfrognée et accession au plaisir de posséder, convoitise et propriété, selon son niveau de revenus global, tout alors marchait comme sur des roulettes. Un peu rouillées par instants mais, bon, mon cher monsieur, on ne peut pas tout avoir…

Au bout de la chaîne, tout excusait tout, si l’on pouvait jouir. Jouir, le maître mot, l’action primordiale ! Et pour jouir plus, mieux, plus longtemps, pour jouir en couinant comme un goret, jouir pour jouir, peu importait qu’on détruisit ce que la civilisation avait mis des milliers d’années à construire, les peuples : leurs arts et leurs métiers, leur savoir et savoir-faire, leurs héritages -culturels, professionnels, mystiques, leur patrimoine, leur noblesse… Et si l’on ne jouissait pas assez, trop mou, trop cher, il suffisait de déplacer la machine à exploiter ailleurs, un peu plus à l’Ouest, à l’Est, surtout au Sud.

Et ce fut exactement le déroulement des événements économiques de la fin du XXème siècle : l’Occident, en mal de tout foutre en l’air à force jouir, avait réussi à polluer ses racines, tellement puissamment que plus aucun garde-fou n’empêcha sa chute délirante dans les plaisirs de la consommation débridée, accélérée, folle. Son système productif, toujours en quête de bonnes affaires, déménagea plus loin pour beaucoup moins cher, essentiellement en Asie, surtout en Chine.

L’Empire du milieu, empire merveilleux, sous la coupe d’un parti communiste dégénéré à un point inimaginable et entièrement vendu au capitalisme le plus libre et corrompu, garantissait aux hommes d’affaires à la recherche de coûts salariaux proches du néant des possibilités de développement économique à des tarifs extraordinairement bas ; alors qu’à la maison, il aurait fallu payer dix fois la somme pour un même résultat. La Chine, toute de rouge drapée, toute autocritique refoulée, autorisa les entrepreneurs étrangers à exploiter le petit peuple paysan devenu ouvrier, à un point tel que les zones agraires se dépeuplèrent en moins de vingt ans : tous crevés, les uns de fatigue, de maladies bizarres, les autres de honte. Et un milliard de chinois qui claquent, ça fait une de ces places pour installer des usines pour l’autre milliard !…

En volant un ouvrier six jours et demi par semaine trente dollars par mois, on arrivait ainsi à fabriquer un lecteur de films de qualité bassement correcte pour dix euros, matériaux compris, qu’un chef d’usine revendait vingt, produit facturé quarante après passage en douanes et acquittement des taxes aux pays importateurs bien goinfres, et distribués quatre-vingt euros dans tous les supermarchés d’Europe et d’Amérique. En chemin, une armée de mange-merde privés et de sauterelles d’Etat grattait au passage des biefs modernes : la nouvelle chaîne élémentaire, bien peu écolo mais grasse de profits, s’exhibait parfaite et autoentretenue ; le chômeur de Bagnolet (privée de l’usine qui l’employait à fabriquer les mêmes lecteurs de disques six mois auparavant) pouvait mâter ses nanards pour trois sous, certain d’avoir fait une bonne affaire, et les conseils d’administration des entrepreneurs avides sentaient la révolution économique chinoise leur faire pousser des ailes de géant pour voler au milieu des étoiles d’Hollywood-Way-Of-ConsoLife. Ce merveilleux système adopta les doux noms de délocalisation et de mondialisme économique.

Tout le monde roucoulait gentiment, tout roulait à peu près normalement sur tous les échelons de la pyramide. En cas de grondements un peu prononcés, il suffisait d’offrir aux contestataires ‘’humanistes’’ de quoi s’abrutir un peu plus devant leurs écrans plats et des crédits-consommation à taux usuraires présentés comme véritablement donnés parce que plus facile à obtenir que jamais ; à l’ouvrier chinois on donnait de quoi picoler comme une bête après le turf et de quoi se payer une bonne pute de temps en temps dans sa tour en béton toute neuve de soixante étages. Et la machine battait à nouveau régulièrement dans le bonheur communotaliste.

On retrouvait ainsi au début des années 2000, en Chine, la reproduction du schéma que les pontes mercantiles malveillants de la finance pratiquaient depuis cent cinquante ans partout ailleurs dans les pays à ‘’hauts revenus’’ : exode rurale forcée, par les événements ou les militaires, exploitation industrielle sans retenue, puis embourgeoisement contrôlé du prolétariat. En cas d’explosion des prix de revient -grèves, mouvements sociaux, hypothétique ou véritable action syndicale-, on courait plus loin chercher moins cher, quitte à s’envoler sur la planète Mars…

  

* * *

 

Tout roulait à peu près normalement sauf qu’à un moment, pour la première fois de l’Histoire, un cataclysme saisissant grippa le système : une abomination écologique ! Pour la première fois depuis qu’un humanoïde avait lâché un gaz dans l’atmosphère ou pourri une nappe phréatique en pissant sur des marguerites (Il y a cinq millions d’années, trois mètres de diamètre, les fleurs !…) ou pompé de la naphte, ou construit des bagnoles, le danger écologique avait atteint un niveau de réalité incommensurable et des répercutions indiscutables au niveau environnemental et humain. Après des millénaires de patiente volonté, de tordues tentatives acharnées dans l’autodestruction, l’homme était enfin parvenu à transformer son monde en pourriture terrestre, en miasmes aériens, en bacilles sous-marins, en immonde alimentaire. Il avait finalement abouti à la quintessence répugnante, à l’abject sordide, au glaibeux parfait : la Terre puait, le Terre coulait, se liquéfiait, se ramollissait, se nécrosait, s’empestifiait, s’étouffait, se cancérisait, mourrait !

Le mal ultime apparut précisément en Chine, aux lueurs du XXIème siècle, en pleine explosion industrielle délirante, alors qu’on passait les richesses culturelles ancestrales à la moulinette infernale du productivisme dépourvu de but, de cause but the pognon. Par delà les gaspillages habituels du patrimoine naturel -dépôt en masse de métaux lourds, de molécules incontrôlables, de mélanges radioactifs pour trois milliards d’années, de liquéfactions ultra corrosives, les industriels chinois poussèrent l’exploitation des richesses et les rejets intraitables jusqu’à un point tel que l’élément naturel n’y résista plus, et recracha littéralement son trop-plein de répugnante crise de foie, de foi.

Le dégueulis géant commença au niveau du bassin moyen du Huang He, au centre du berceau des civilisations, à l’endroit où la terre et l’eau se mélangent aux pieds des Bouddha géants de pierre, et donnent cette profondeur si particulière à ce qui fut un jour un paradis sur Terre. Une usine de reconditionnement chimique intense (Dans la langue ancestrale de Confucius transformée par plus de cinquante années de dialectisme marxiste, reconditionnement est à traduire par hypra-pollution sauvage) payée clefs en mains par un cartel de magouilleurs américains et de sino maffieux, s’installa sur les rives du fleuve et salopa tout autour en trois mois sur un rayon de cent kilomètres. Pour une nature saturée, ce surplus de matières indigestes, c’en était trop ! Rapidement, de grosses bulles grasses et nauséabondes remontèrent du fond et explosèrent en lâchant leur gaz emprisonné jusqu’alors dans les entrailles du monde vers l’atmosphère. Les animaux qui avaient péniblement survécu jusque là au dév-elop-pe-ment éco-no-mi-k, n’y résistèrent pas et moururent subitement, sans souffrance et sans cri, sans espoir. Puis leur cadavre se liquéfièrent et disparurent dans le magma de boue infâme qu’étaient devenues les berges du fleuve.

Puis la rivière, de rose devint grise, d’un gris-souris-industrie, puis noire, d’un noir-vert luisant recouvert de volutes moisis blanchâtres qui s’étiraient en baillant.

Les autorités, mollement secouée par deux ou trois organisations non gouvernementales, inquiètes de l’exode des habitants du coin et de leur mortalité remarquable, expédièrent une mission d’analyse : ça rassurait tout le monde, patrons de l’usine surtout.

Dans le mélange infect recueilli, que trouva-t-on ? A part les habituels déchets lourds, mercure, acides, œstrogènes liants de synthèse, plomb, azotes suractivés, carburants inaltérés, polymères indestructibles, virus en tous genres, microbes mutants plus ou moins répertoriés, composés chimiques méga délirants et super intraitables…, rien d’absolument extraordinairement nouveau ; le gaz dans les bulles n’avouait aucun danger apparemment plus dingue : respiré avec l’eau bue, il tuait normalement son cheval comme partout ailleurs ; les vapeurs cancérisaient les murs et les poumons ni mieux ni moins bien que dans le reste du monde avant, les combinaisons des chimies ulcéraient les estomacs avec la même efficacité que dans les contrées lointaines ou proches, les mixions liquides et gazeuses rendaient aveugle et stérile aussi bien ici qu’au Mexique ou en Albanie… On poussa un peu les recherches, sur l’eau, dans l’eau, avec l’eau, dans l’air, dans la terre, tout mélangé, en combinant avec la flore, avec les vents, la pluie, la boue, la merde humaine, mais, d’horriblement particulier qui permette d’expliquer la terrible efficacité des malheurs venus des sous-sols chinois, rien ! Rien ne disait pourquoi soudain le fleuve avait changé de couleur et lâchait ces bulles horribles, si promptes à pourrir l’environnement et à tuer arbres, hommes et bêtes.

Rapidement, pour compliquer la tâche des chercheurs, le sol décida de se fendre, de se creuser béatement en de multiples endroits, des berges jusqu’aux collines environnantes. De ces trous inquiétants, de ces vulves affreuses coulèrent bientôt des filets de boue multicolore répugnante, puis des torrents, puis des rivières de dégueulasserie puante, effrayante, affolante, gigantesquement répulsive, abominablement bleuarrrk, des tonnes et des tonnes de purulences vaginales venues des enfers maudits. Ces boues hideuses, ces vases exécrables, ces déversements par centaines de mètres cube, se répandirent sur les rives, dans l’eau, sur les reliefs et villages, sur les chemins de terre et de goudron, et pire, bien pire pour les responsables affolés, sur et dans l’Usine. Partout sur la zone géographique, la bouillaque recouvrit les machines et les activités des hommes de ses miasmes épouvantables.

Au comité national du Parti, angoisse lourde, terreur générale. Pas pour la vie des gens (en Chine on s’en fout des gens, il n’y avait qu’à compter l’importance des meurtres organisés pour le trafic d’organes), mais pour la machine, le capital investi, les dollars engloutis, gaspillés, et horreur, les revenus interrompus ! La machine ankylosée, engluée, étouffée, disparue sous les crevures expulsées ne payait plus. Malheur !

Pire, dans leur irrépressible déglutissement, les forces des profondeurs avaient décidé d’étendre leur pollution, de poursuivre l’occupation illicite des sols, de couvrir, recouvrir toujours plus de terrain, de favoriser à outrance l’impérialisation de la surface, d’étendre leurs conquêtes et d’augmenter la taille de la flaque infâmante le plus loin possible autour de son ventre originel…

Immédiatement, création de commissions, de rendez-vous interrégionaux, conciliabules houleux, jusqu’à la décision d’en rapporter à l’ONU, suivie d’une réunion extraordinaire du G 20.

En quelques semaines, le vomi terrestre occupa une superficie égale à celle d’un grand pays d’Europe. Une mobilisation politique sans précédent réunit les dirigeants des peuples et des affaires au siège du Gouvernement Mondial. Dans un délire général chacun tenta de pousser sa meilleure solution ; chaque expert ou prétendu tel, avançait sa théorie ; chaque politicien éclairait ses vieilles lubies à la flamme du nouveau drame exponentiel. Les tireurs de couverture faisaient leur office, les progressistes à la mord-moi-le-nœud accomplissaient le leur ; malgré l’excitation ambiante, tout restait dans l’ordre.

Sauf qu’en Chine, on déplaçait des millions de gens pour échapper à la masse en mouvement voluptueusement immonde du réflexe entraillesque, dont les effets désastreux recouvraient les merveilles naturelles et les cités industrieuses sur un axe verticale implacable.

A New York s’affrontaient les princes de la réflexion et des expertises, contre les papes de l’action immédiate ; tout ce joli monde là se monopolisait sur les symptômes et non leurs causes. Bref, une confusion remarquable régnait dans les esprits pendant qu’un climat de fin du monde régnait sur les âmes. Les militaires hurlaient tout et n’importe quoi, leurs agences de renseignements encore pire ; les spécialistes en géologie spécialisait illogiquement ; les soucieux socialistes humanisaient bêlement ; les libéraux couinaient que le désordre se remettrait en place de lui-même, une espèce de théorie du chaos popositiviste du poportefeuille ; les nouveaux-nouveaux néo-cons voulaient bombarder l’Iran, l’Iraq et la Planète Pas Nette ; un génie génial encore trop peu connu, ancien couturier semble-t-il, déclara aux médias toujours prompts à  faire mousser la crème que son ancienne incarnation, Nenfertiti et son fidèle chat-chat, lui avait soufflé à travers les limbes de la mort millénaire que la muraille de Chine stopperait l’envahisseur boueux ; un promoteur à l’avenir plein de grâces (arrière petit fils du politique français du XXème qui proposa un jour à ses électeurs de prolonger les Champs-Élysées jusqu’à la mer…) lança que toute cette boue séchée aux pieds des océans fonderait de nouvelles plages merveilleuses sur lesquelles on construirait de superbes complexes hôteliers pour la génération grandissante de retraités et de chômeurs en mal de vacances à pas cher ; un gourou des méthodes douces clamait dans des publicités diffusées en boucle que la boue c’est bon pour la peau… Tous y allaient de leurs petits et grands délires, chacun donnait sa solution miracle. On ne jouait plus au Loto, on pariait sur le type de catastrophe victorieuse…

Pendant ce temps, sur le territoire chinois, la boue maudite, le relent infernal, l’expectoration croûteuse, grossissait, grossissait, envahissait, débordait. Son gaz assassinait la verdure et les zanimaux à qui mieux mieux sur des milliers de kilomètres. La famine commençait à pointer, les maladies gagnaient. Un drôle de truc expansif pas bien beau que cette étrange chose…

Le Comité du Chinese Suprême convoqua une nouvelle assemblée extraordinaire de L’Organisation des Nations Unis et très solennellement somma les Etats-Unis d’Amérique de rendre des comptes, d’avouer que ses chefs s’étaient livrés à de vilaines actions, et de rembourser les frais, sous peine de vitrification atomique immédiate et définitive de leur territoire. Le staff US jura en crachant par terre que non cette fois-ci c’était même pas eux qui avaient inventé un nouveau virus hyper actif, et que de toutes façons l’économie délocalisée de l’Amérique du Nord dépendait entièrement de la main d’œuvre et des ressources asiatiques, pour les plus grands bienfaits de son système fiduciaire.

A ces réponses, on s’énerva un peu côté rouge-jaune, puis, lorsque la fange affreuse atteignit les contreforts des alliés traditionnels yankee -Birmanie, Laos, Vietnam réunifié au capitalisme effréné, l’Inde, capitale mondiale des millionnaires- et en dépassa leurs frontières, la colère tomba comme un soufflé crevé. on admit que le soucis dépassait les cadres habituels de la géopolitique centenaire.

Et on finit par admettre l’évidence : les raisons de la catastrophe n’étaient peut-être pas humaines…

A l’image de diverses productions cinématographiques à l’immensité universelle, ou de divers morceaux fabuleux de Pop Rock à la montée dramatique grandiloquente sinistre genre fatalitas-Radiohead, un énervement géant s’empara de la population mondiale, une sorte de hargne irraisonnée accompagnée de débordements artéfactant Soleil vert. Les extra-terrestres auraient débarqué sur Terre que la confusion n’aurait pas été pire dans le pire : atroces exactions, terribles malfaisances, crétineries millénaristes les plus débiles, gourous et politicaillons exaltés stupéfiants…

Et dans tout ce magma humain, la boue, la boue maudite toujours plus forte, plus tueuse, plus Agrippine, plus géante…

 

Nouvelles commissions, sous-commissions, nouvelles expertises, nouveaux votes de crédits, désignation des chefs, sous-chefs, chefs adjoints par correspondance, et des équipes dévouées de volontaires sans salaire. On expédia des tombereaux de spécialistes de tous types pour tenter d’analyser une fois de plus cet humus liquide, ce répugnant lac géant, dont la surface ne cessait de croître.

Les populations locales assistèrent à des scènes dignes de caricature d’expédition scientifique à la Jules Verne ; des éminents grandiloquents professeurs prélevaient des échantillons par milliers ; ils les inspectaient à travers leurs éprouvettes dans le soleil et leurs labos, puis se grattaient la barbe, la moustache ou la partie la plus féconde de leur anatomie située sous la ceinture. Désarmés, ils désignaient leurs assistants pour d’autres analyses, et concluaient devant des parterres de responsables locaux et internationaux, agités dans de grands effets de manches et d’envolées grandioses de vocabulaire abscons, que c’était une affaire de quelques jours, qu’on trouverait, qu’on saurait, qu’on vaincrait la nature rebelle, qu’on résoudrait les causes de cette catastrophe, et que « oui c’est vrai pour l’instant on sait rien mais vous allez voir ce que vous allez voir. »

Et la tache grandissait.

Perturbations extraordinaires des échanges internationaux. Chutes des cours. Faillites. Jeudi noir de la boue grise.

Et la tache grandissait.

Les esprits commencèrent sérieusement à s’échauffer. Les énervements des peuples et des politiques gonflaient à la mesure du désastre écologique. Dans les grandes cités, les bandes qui agissaient à l’état endémique depuis les années 1960-80 multiplièrent leurs exactions dans un climat de peur ambiance permanente subie par le citoyen moyen. Des groupuscules agissants se saisirent de l’occasion pour exiger toujours plus d’autonomie et firent péter plein de slogans et de bombes. Les petits partis politiques frustrés de pouvoir se mirent à imaginer que l’époque tournerait bien à leur avantage ; ils profitèrent des procédures constitutionnelles pour poser tout plein de questions dans les chambres et les assemblées et pour imposer systématiquement des votes de confiance aux gouvernements, ce qui eut pour effet de bloquer les mécanismes des états anti-dictatoriaux. Dans les pays non démocratiques, des pseudo représentants des peuples opprimés essayèrent des renversements appuyés par des grands mouvements de foule, la plupart du temps financés par des états voisins en mal de conquête territoriale. Les pays à Islam modéré se virent rapidement écrasés par des révolutions coraniques et la charia imposa son ordre aux trois quarts de l’Afrique, à la totalité du Moyen-Orient, neuf dixièmes de l’Asie houellebecquienne et à tout le Sud-est dantecquien de l’Europe géographique.

Et la tache grandissait.

Chacun accusait chacun des raisons de ce malheur infernal : comme à l’accoutumé, les pays du sud mirent tout sur le dos des états du Nord ; le Nord accusa la démographie du Sud ; l’union des états russes, qui voyait la boue maléfique s’approcher dangereusement de ses frontières, renoua avec ses vieux démons et déclara dans un réflexe post-soviétique que le grand capital destructeur avait pillé les ressources de la Terre au profit de quelques-uns ; l’Amérique et ses éternels factotums ce marrèrent franchement en montrant les images de la pollution industrielle et nucléaire dans les pays de l’ancien bloc de l’Est ; l’Inde et le Pakistan se menacèrent d’une huitième guerre, mais attention, celle-là, vraiment nucléaire ! l’Iran, toujours en manque de parvenir à l’atome militaire, pointa l’ensemble de ses fusées vers Israël, qui balança, contrôlé-appuyé par la diaspora états-unienne, quelques bombes sur quelques sites sensibles ; l’Iraq, qui n’existait plus depuis la seconde guerre du Golfe (à dix-huit trous atomiques), vit des armées de soldats se prétendant enfants de Sargon défiler pour une nouvelle Guerre Sainte ; l’Afghanistan, rasé depuis la guerre succédant au complot du 11 Septembre, laissa sortir de ses entrailles des milliers de clones de Beni Oui-Oui Laden ; les pays d’Amérique centrale et du Sud crurent enfin voir Dieu plus près d’eux que des Etats-Unis, et fomentèrent des opérations de déstabilisation contre le plus puissant pays du monde ; accessoirement, le Bhoutan en profita pour se mettre sur la gueule avec le Népal, histoire d’enfin régler quelques querelles logomachiques secondaires à propos d’un bout du Bouddha, ce qui n’avait rien à voir avec l’angoisse du monde mais qui permettait de relancer le bâtiment local et l’extermination des maoïstes prochinois…

Les écolos bêlants de l’Europe décatie organisèrent des manifestations monstres, où des vieillards à perruque piquées de fleurs synthétiques entonnèrent de beaux refrains soixante-huitards jamais assez éculés ; les progressistes du beau monde enfoncèrent encore un peu du pied leurs éternels ennemis préférés, les réactionnaires aux thèmes populaires, qui répondirent à leurs accusateurs en leur rappelant leurs années de service ; les éternels antiracistes hurlèrent aux sempiternelles tentatives d’assassinat des populations immigrées et les racistes s’en branlaient joyeux, il n’y avait qu’à laisser faire et attendre ; l’International Rouge gesticulait contre la puissance jamais écrasée du capitalisme-pieuvre ; les organisations juives tambourinaient que tout était dû à l’International Noire ; les groupuscules oniriques (plein de bière) se passaient en boucle les films de leurs ennemis de toujours montant dans des wagons sans billet retour… Enfin bref, un énorme épouvantable bordel où tous ceux qui pouvaient s’affronter se battaient, s’injuriait, se mutilait, s’entre-tuait…

Pendant ce temps là, la tâche grandissait.

Comble, un paysan du Middle West alerta les autorités d’un drôle de phénomène, à priori complètement étranger à l’affaire : au fond de son terrain, derrière une grange, à l’endroit d’un puit à sec depuis longtemps, jaillissait des geysers de boue, d’heure en heure plus importants. L’assistant du shérif du coin, plus enclin à considérer les geysers de bourbon qu’il pouvait empiffrer, mit longtemps à cesser de faire chier ses contemporains avec des amendes injustes, avant de réagir. À la fin de son service, l’opportunité d’aller taper un coup à boire au vieux paysan secoua le tas de matière blanche qui lui servait de cerveau. Il fila vers la ferme, ses sirènes toutes fières et sérieuses hurlantes.

Sur place, son taux d’alcoolémie chuta d’un coup et l’effroi le saisit. En quelques heures, la quasi-totalité du domaine du vieux paysan avait disparu sous une boue dégueulasse et puante. Seul le toit de la maison dépassait encore, et le vieux assis sur une faîtière cria au shérif par l’intermédiaire d’une espèce de haut-parleur fait maison : « J’ose pas allumer ma pipe, j’aye peur que tout esplose !… ».

Le shérif parvint à secouer la glace qui paralysait ses membres et ses neurones. Il éteignit la radio (ou Frank Zappa chantait On est appelé à gris est parlent à un furent bâti ? Sans moins de série honore, 100 mois de saisir, battent les King Forman… [Traduction simultanée Google]). Et contacta son chef.

Le lendemain matin, toute la presse américaine avait planté sa tente à la lisière du domaine englouti.

Les Chinois totalement désespérés depuis des mois, à ce moment retrouvèrent un peu de leur légendaire sourire.

  

* * *

 

Dès lors, le rythme des catastrophes écologiques et humaines s’accéléra : des geysers de boue, il en explosa de partout ; sans plus de distinction de classe ou de richesse, les riches et pauvres se virent attaqués par le cancer glaibeux ; la terre effaçait toute notion de dualité dans un déluge gris-marronnasse qui ensevelissait des pans entiers de civilisation à une vitesse exponentielle.

Les barrages géants des Trois Gorges Profondes se fendirent comme une grosse meringue sous les dents de l’enfant glouton ; les lacs artificiels et naturels d’Afrique se transformèrent en marigots infâmes (remplis de perches du Nil génétiquement modifiées pour le bonheur d’une surpopulation galopante) ; les cités géantes des USA étouffèrent sous l’afflux des automobilistes hystériques fuyant les zones immergées, et cédèrent à la panique la plus violente ; les installations nucléaires civiles de Russie furent avalées les unes après les autres en lâchant un gros rot Tchernobylien ; les immenses champs d’ogives nucléaires des armées du monde furent englouties sous le regard pétrifié de leurs responsables. Toute l’économie s’effondra d’un coup. La production, la transformation agricole chutèrent à leur minimum ; les circuits de distribution, même aériens ; furent immobilisés par les embouteillages géants créés sur les routes, les airs, et les villes. La disponibilité en eau potable tomba au quota de un litre quotidien par personne. En quelques jours mêmes ceux qui n’avaient jamais connu la faim de leur vie sentirent leur estomac se crisper.

Dans les quartiers, les villages et les campagnes moins touchés, on se révolta. Plus encore qu’avant, beaucoup plus violemment. On s’entre-tua plus fort que jamais, et au nom de thèmes encore plus adaptés que jamais, au nom que le monde partait en couilles, au nom que tout était de la faute de l’autre (Qui ? peu importait !), au nom de la vilénie des gouvernements, au nom de la passion du social, au nom qu’on était trop nombreux, trop agglutiné, au nom que l’herbe était plus verte ailleurs sauf qu’on aimerait bien que l’herbe verte d’ailleurs soye-t-ici, au nom que maintenant ça suffisait puis ça suffit et en a marre ça suffit, au nom -Nom de Dieu !- que tout devenait plus compliqué pour s’établir sur cette terre, au nom qu’on allait tous mourir alors valait mieux se trucider maintenant plutôt que d’essayer d’agir ensemble, au nom que c’est en s’acharnant à faire le plus de vide autour de soi qu’on trouvera les meilleurs projets communs, au nom de pleins de trucs totalement dingues qui permettaient d’ajouter aux victimes de la boue les morts du cuivre, du plomb, et autres A.D.M. miniatures comme les pistolets, revolvers, fusils, mitraillettes, lance-roquettes, mitrailleuses, P.M., F.M. (les fusils qui tuent en stéréo), grenades, mines, cordes, schlass, poisons, Michel Onfray… Au nom de tout cela on s’entredéchira !

Dans les coulées de boue se mélangèrent des fleuves de sang. Ça défouraillait de partout. Dans tous les endroits du monde, c’était comme si cette épouvantable aventure écologique offrait aux hommes excédés l’occasion d’exprimer enfin et de la façon la plus horrible possible les plus vilains ressentiments haineux refoulés depuis si longtemps.

On voyait finalement s’abattre sur le Monde ce que souhaitait inconsciemment chacun : l’anarchie qui nettoyait enfin le sale cerveau des humains, afin de revivre le temps des cerises, la cité merveilleuse, belle, propre, plus conforme à l’idée positive du futur.

Chez les plus horribles méchants, le bordel géant ambiant favorisait les putschs, les profits territoriaux, l’extension du domaine de la lutte à tous les niveaux… Pour les mafieux de base, a contrario, le chaos freinait les bonnes affaires. Les révolutions, c’est pas bon pour le petit commerce illégal. La consommation de produits et substances illicites chutait exponentiel : quand on passe son temps à foutre en l’air celui du voisin, on pense moins à se défoncer, à trafiquer, à pinailler les bouts de trottoirs. Alors les chefs de gangs, excédés, décidèrent de terroriser un peu plus la populace, histoire de rappeler au quidam de base qu’il n’a aucune chance de devenir roi du pétrole du quartier : massacres à ajouter à la liste…

La boue dégueulasse dépassa les frontières sociales qu’on avait espéré solides, et envahirent les villes, même les plus caparaçonnées. Les citadins qui le pouvaient foutaient le camp avec les moyens du bord, à pieds-en cheval-en voiture, en avion, en hélico, en fusée dorsale, avec des échasses géantes, ou dans leur tête, résolus à la fin finale…

Des processions immenses de gens désemparés marchèrent sur des grèves naturelles, par les collines ou sur des autoroutes aériennes pas encore détruites par le cataclysme. Ils se dirigèrent vers les montagnes salvatrices, lointaines mais prometteuses. Au loin, les sommets rocailleux et blancs résonnaient des échos de la survie. Des files ininterrompues d’hommes et de femmes affolés grimpaient vers les hauteurs. On retrouvait les anciens réflexes de survie. Grimper signifiait perdurer.

On monta, on se hissa, on escalada, pendant qu’en bas, à la surface, on crevait comme des mouches, avalé par la mort étouffante ou flingué par ses contemporains, pendant que la boue recouvrait tout, et plus encore, envahissait même la surface des mers.

On monta tellement bien qu’au bout d’un moment on élabora une sorte de vie-bis dans la soie des neiges éternelles. La vie se réorganisait malgré les difficultés extrêmes ; sauf qu’on était des millions sur des pics à cinq milles mètres d’altitude, et que les conditions de survie ne se révélaient pas raisonnables.

Hélas, malheur, fatalité : après tant de temps à espérer que ce ne fut pas le cas, la boue remportait sa bataille contre le monde, et gagna les hauteurs…

  

* * *

 

En bas, au pied des sommets, les chefs politiques, militaires et économiques, n’avaient pas tous claqué. Bien au contraire, à l’instar des survivants du ciel, ils avaient organisé leur existence dans des bunkers souterrains suffisamment solides pour résister plus longtemps que le béton moyen à l’agression boueuse. Et de là, tous ces petits coquins contrôlaient les centres vitaux et les centraux électroniques des armées. Par lignes de téléphones à ondes, le petit monde des survivants des profondeurs s’occupait des bienfaits des peuples : les chefs d’état tentaient d’éviter de s’accuser trop fort sur les raisons de cette abomination : on était grand, on n’avait pas à réagir comme la vulgate, à s’engueuler comme du poisson pourri, car on brillait de l’aura de l’Humanisme Universaliste. On avait régi le monde sur le dos du monde sans qu’il s’en rende vraiment compte pendant des générations, on allait pas céder à la violence comme le plus malpoli des malfrats des bas-fonds !

« Et finalement, pourquoi qu’on se foutrait pas un grand coup sur la gueule ? » lança le Gouvernement de Sauvegarde de Chine. « Si on en est là, c’est la faute au grand diable blanc d’Oncle Sam ! »

Le tonton en question télétexta que les Chinois pouvaient bien protester autant qu’ils voulaient, la chiotte ambulante avait commencé chez eux et tout ça s’était de leur fait… Les reliquats du gouvernement indien s’en mêlèrent, et déclarèrent que si les Américains n’avaient pas passé leur temps distiller le désordre et la corruption sur le globe depuis si longtemps, tout cela ne serait jamais arrivé. Les Japonais, pourtant peu solidaires du reste de l’Asie, confirmèrent. Les représentants légaux des mutants de Hiroshima et de Nagasaki s’exprimèrent avec de drôles de sourires en biais. À mille mètres sous la boue, le mini gouvernement russe en profita pour critiquer la politique sans cesse expansionniste de son ennemi ancestral. Les états d’Europe et leurs organisations fantoches tentèrent, comme d’habitude, de s’aligner sur celui qui avait la plus grande bouche et qui criait le plus fort.

La crispation des ‘’élites’’ s’affirmait, plus évidente, plus flagrante, plus énergique. Rapidement le ton monta entre ces cons-là, ces marioles, ces voleurs de vie et d’espoir des populos, qui avaient tant usé et abusé de la crédibilité et de la gentillesse de leurs électeurs. L’excitation poussa les maîtres des clefs à vouloir imposer leur sens du devoir et des responsabilités selon leur potentiel militaire et nucléaire disponible.

Personne ne sait, personne ne sut, qui perdit son sang-froid le premier sous les insultes. Personne ne sait, personne ne sut, qui actionna le premier le déverrouillage des sécurités atomiques. Le fait est qu’à un moment tout le monde s’emporta et décida de régler son compte au jugé coupable, en appuyant sur le bouton définitif. Youpi ! C’était la guerre, la vraie, la géante, immense, absolument épouvantablement horrible, la guerre nucléaire, Folamour partout, Le jour d’après en marche !

Les signaux électroniques fusèrent des centres de contrôle vers les bases secrètes souterraines des fusées. Les missiles vrombirent et s’élancèrent de leurs silos. Poussés par une puissance incroyable, ils arrivèrent à percer et à franchir la couche épaisse de boue molle, suffisamment vite pour ne pas subir ses effets acides dévastateurs. Ils s’envolèrent pour un feu d’artifice merveilleux et ultime…

Les humains des montagnes virent les raies blanches sillonner le ciel. Ils se dirent que le temps des secours et des bonnes résolutions étaient enfin arrivés…

Alors que les fusées accomplissaient leur ellipse apocalyptique, un événement étrange vînt contrecarrer les prévisions les plus merveilleuses des chefs de guerre : au lieu de franchir la stratosphère, avant que leurs bulbes ne s’ouvrent et libèrent des centaines de têtes ultra radiante vers la surface en couvrant les territoires à annihiler en étoile, la couche de gaz rare située dans l’homosphère se tendit comme un ballon d’enfant. Sur sa pellicule devenue caoutchouteuse, les ogives vinrent rebondir, fléchettes sans pointe, ridicules. Vexées comme des poux, les fusées chutèrent lamentablement sur la surface boueuse et disparurent sans éclater, stupides, minables.

Gros soucis pour les instances dirigeantes ! On appuya frénétiquement sur le bouton magique, histoire de vérifier encore une fois que l’homme contrôlait malgré tout encore la nature, et des milliers et des milliers de fusées de mort s’envolèrent vers leur destin lumineux. Aux sommets des montagnes, chaque salve était applaudie comme signe d’avenir radieux. On y croyait dur comme titane : on vivrait bientôt dans le meilleur des immondes grâce à Dieu et aux hommes politiques de bonne volonté !…

Aucune fusée n’atteignit son objectif. Toutes vinrent foncer contre l’élément caoutchouteux, les phallus parodiques ne perçaient pas la frontière de l’espace et tombait pitoyables dans la boue gloutonne.

Dans les centres de contrôle et les bureaux souterrains des chefs du monde, on vivait ça plutôt mal. Une espèce de malaise suivit ces décisions capitales ; le blues emportait les staffs.

Pas longtemps car la boue malfaisante finit par attaquer les bétons les plus durs des blockhaus les plus résistant et s’infiltra partout. Les patrons de la planète crevèrent comme des cons, prisonniers de leur châteaux forts spéléolitiques. Personne à la surface ne sut que ces débiles s’étaient noyé entre les murs de leur prison gris-dorée ; de toutes manières personne ne les aurait regrettés…

Et la boue continua de grimper les étages des montagnes. Les camps de base furent détruits, des troupeaux d’humains horrifiés gagnèrent les pointes et les cimes…

L’apocalypse à leurs pieds, les humains tentaient les meilleures solutions pour survivre, mais ne faisaient que paniquer à la façon des poissons en survie à la surface d’un marigot presque sec. La boue montait, les hommes aussi, toujours plus haut. On finit par se marcher dessus, par se passer dessus, par s’écraser, par répudier la race humaine pour grimper plus haut, grimper plus haut. De loin, les hommes ressemblaient à des puces sur des têtes trop chauves.

La foule des sommets grossit, la violence aussi. Les plus faibles avaient cédé, dévorés par la boue. Assez rapidement, les femmes, abandonnées par leurs maris effrayés, lâchèrent la rampe. Les hommes fidèles moururent avec elles. On se trouva au sommet entre hommes, les plus solides, les plus résistants, vaillants, volontaires, courageux, téméraires, prêts à écraser n’importe qui pour survivre, mais totalement désarmés face à la boue qui montait comme un bain qui déborde, pauvres hères face à la puissance, la force, la violence, l’absence de sentiment, l’absolue indifférence de la nature déchaînée.

L’un après l’autre s’éteignit chaque sommet, même les plus hauts, sans qu’aucun dieu, sans qu’aucune prière n’aida les victimes du magma dégoûtant. Chaque pointe de neige éternelle avec sa meute d’hommes tremblants disparut pierres et âme, sans espoir de rémission, sans pitié.

Le dernier sommet à survivre à la boue, l’ultime rempart de la vie, se trouvait dans le sud-est de ce que les cartes avaient appelé un jour la Turquie : le mont Ararat. Pourtant moins haut que beaucoup d’autres pointes du monde, il semblait résister un peu plus longtemps aux assauts de la catastrophe…

Sans être au courant que le l’humanité était morte, on continuait à croire aux chances de survie. Là, des hommes prêchaient des valeurs simples et honnêtes. On chantait la gloire passée des volontés constructrices, on louait l’avenir respectueux…

Le chef de cette bande d’illuminés optimistes s’appelait Noé, et il tenait en son bec un livre célèbre des années 1970, devenu légende, bible, règles à suivre, beaux sentiments dont on s’inspire, sentences dont on regrette de n’avoir compris le sens plus tôt. Noé lisait régulièrement des versets à la foule émerveillée et aimante. Le livre expliquait les bases de l’économie globale ; ses psaumes délivraient aux hommes les erreurs à ne pas commettre en ces temps d’absence d’histoire. Cette exégèse n’était qu’un roman, mais la bonne tenue de ses analyses et son ton cynique avaient inspiré tant de gens simples de son époque et du futur.

« Ils avaient perdu de vue qu’ils étaient de simples hommes. Et au service de leur carrière, ils ne mirent pas le meilleur d’eux même […] mais le pire », psalmodiait Noé, matin, midi et soir. « Fabriquons, emballons, vendons, et que cela soit ! », et la bonne parole semblait protéger son clan, son peuple, car on imaginait que la boue montait moins vite. « Le fol orgueil menait à la destruction les sociétés libres d’où [ les empires économiques et financiers ] étaient issus. »

Sur le mont Ararat, la vie s’était organisée assez joliment. On y mangeait normalement suffisamment, on se protégeait à peu près du froid, on ne s’y détestait pas trop, la cohabitation entre les peuples bigarrés se passait à peu près normalement. Surtout, on était prêt à admettre que la néo-prophétie sauverait les vies jusqu’à la baisse des boues, et l’espoir calmait les passions. « L’homme touché par le malheur et qui se remémore les instants ou les jours qui l’ont précédé, celui-là a toujours l’impression que le drame lui était annoncé. »

Le calme tint jusqu’à l’épisode des sillages blanchâtres des fusées nucléaires. Lorsque les ogives chutèrent dans la boue, le niveau infernal se remit à monter. Moins vite qu’avant, mais inexorablement. « Place ! Les managers ont soif ! Place ! Les maréchaux et leurs laquais vont maintenant descendre dans les entrailles de la terre et s’abreuver dans le noir ! Laissez-les boire ! »

On pria, on pria plus encore. Le père Noé se mit à déclamer ses psaumes à vitesse accélérée, comme si l’énergie de la précipitation pouvait confondre l’implacable montée de la fange. « Prions Dieu que notre société gagne la guerre économique pour le plus grand bonheur de tous les hommes, et supplions-Le de garder en bonne santé les chefs qui veillent sur notre croissance et notre expansion. »

Jusqu’à la dernière seconde on crut à la rémission. Jusqu’au dernier instant des yeux pleins de larmes implorèrent le ciel de sauver les ultimes survivants de la plus énorme catastrophe qu’ait vécue la Planète Terre. « Le Golem, mon cher, est une bien belle légende. […] Cet automate terrifiant, se serrait échappé et aurait semé la panique dans les rues de la ville. C’est troublant, non ? »

Noé, le salvateur auto désigné, s’acharnait dans ses lectures publiques. Orateur du désespoir, persuadé de la valeur de son rôle prophétique, il donnait toute sa voix. « Les sociétés multinationales, ces mécaniques fameuses qui gommaient les frontières, écrasaient de leur poids de malheureuses nations pauvres et bâillonnées, sécrétaient-elles par surcroît le fascisme à l’intérieur ? »

La boue vînt chatouiller ses pieds nus un vendredi. « Les poèmes sont écrits par les fous pour ceux qui sont fous. […] Les prières sont dites par les gens faibles pour les gens faibles. »

Noé l’imprécateur disparut alors qu’il entonnait une dernière citation jaculatoire du ‘’roman-Cassandre’’ de René Victor Pilhes. « Mort au champ d’honneur de l’entreprise, mort au champ d’honneur de l’entreprise, mort au champ d’honneur de l’entreprise… »

Sa bouche se remplit de boue, il essaya de prononcer « Fin » et toussa rageusement. Son œil incrédule et bleu cerné de marron brilla deux ou trois secondes en face d’un soleil énorme et radieux. « Blourk ! »…

  

* * *

  

Une superbe éclipse totale de Soleil sonna quelques heures plus tard la fin officielle des hommes et de l’Humanité. Et lorsque la lumière revint, la terre sembla prise de convulsions. Elle se gonfla, se creusa, enfla, sembla se tordre de douleur. Sa surface marron jaune ne renvoyait plus la lumière de l’étoile chaude du système solaire, elle semblait comme une chevelure terne et malade. Au bout d’un instant géologique, que nous, écrivain maudit, avons du mal à compter, la planète se mit à trembloter et à pâlir ; puis tout d’un coup, comme dans un gigantesque vomi, la terre se contracta et expulsa toute la fange qui recouvrait son squelette complexe. L’énorme éructation répugnante s’envola au loin dans l’espace glacial et profond. Un deuxième relent purgatif débarrassa la terre des restes accrochés dans les fonds. Un spationaute observateur avisé, ou un extraterrestre curieux muni d’une jumelle puissante, aurait pu remarquer que la planète respira alors un grand coup, comme extrêmement soulagée…

La terre, prise d’une indigestion plus que millénaire, s’était débarrassée des parasites inconséquents qui pompaient sa sève merveilleuse. Doté d’yeux et d’une bouche, elle aurait pu lire et citer Cioran : Le grand tort de la nature est de n’avoir pas su se borner à un seul règne. À côté du végétal, tout paraît inopportun, malvenu. Le soleil aurait dû […] déménager à l’irruption du chimpanzé. (De l’inconvénient d’être né).

Le bleu profond des mers brille comme jamais. Le ciel rayonne, pure et libre.Des edelweiss multicolores et flamboyants percent la croûte terrestre et s’élancent vers l’avenir. Un rouge-gorge tout jeune plein de vigueur virevolte dans l’azur éclatant et siffle l’ode à la joie.

Chine : Année 3, 2, 1, Zéro !

Nicolas Guillerm

 
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4/ LES CHAMPIONS DU MENTAL

LES  CHAMPIONS  DU  MENTAL

 

 

   -Alors, qu’en penses-tu ? demanda Jacques.

  Sophie, son amie, eut quelque peine à exprimer son profond dégoût pour les œuvres immortelles du peintre.

  – Moi, l’art… répondit-elle. Je n’y connais pas grand-chose.

  – Et cette toile ? dit Jacques. Elle te plaît ou non ?

  – Non tout court, répondit-elle tout court.

  – Et celle-là ?

  – Non-plus…

  Au bout d’un quart d’heure, Jacques était effondré, écrasé par un désespoir sans équivalent…

  – J’ai compté ! dit Sophie. Tu en as fabriqué cinq mètres-cubes, un peu plus que la dernière fois.

  – Comment ? fit Jacques ?

  – Oui, cinq mètres-cubes de désespoir, dit Sophie.

  – Tu as bien vérifié.

  – J’ai compté et recompté plusieurs fois…

  – Je pensais pourtant avoir dépassé mon record. Je suis un peu déçu…

  – On recommencera demain, dit Sophie. Avec l’entraînement, tu devrais battre Bertrand…

  

~2~

 

   Car Jacques et Sophie connaissaient la même passion du record. En quatre années de vie commune, ils avaient successivement remporté le Grand Prix du Festival International des Trous de Chaussettes, la Coupe Majeure de la Tour Eiffel en Conserve, la première place au Slalom des Piquets de Grèves Réunis, le Prix Spécial du Jury au Concours Solaire des Cracheurs d’Ampoules à économie d’énergie, et cela trois ans de suite, ce qui leur avait valu le « Grand Chelem », et enfin avaient établi le record inter- mondial du Saut à la Perche d’Eau Douce, épreuve qui consiste à sauter par-dessus vingt-huit Simca 1000 sur le dos d’une truite de moins de seize kilos ou d’un goujon de plus de sept cent grammes, ou enfin plus traditionnellement, sur une perche d’un âge compris entre trois mois et cent-cinquante mètres…

  Cette année, Jacques et Sophie changeaient de type de manifestation en s’attaquant aux épreuves dites ’’mentales’’.

  D’ici deux mois commençaient dans la Capitale les Troisièmes Grands Jeux Mondiaux du Mental, pour lesquels les jeunes gens étaient inscrits dans la section  Spleen, toutes catégories confondues.

  

~3~

  

  La section Spleen comprenait notamment les épreuves de Désespoir, de Tristesse, de Défaitisme et une option au choix.

  Des coefficients leur correspondaient et les concurrents pouvaient ainsi remonter des mauvaises notes en Défaitisme par exemple, par un franc succès en Désespoir, dont la cote était plus élevée.

  Il faut aussi préciser que tous les moyens étaient bons pour permettre la réussite d’une tentative, exceptée l’utilisation de certains événements considérés comme extraordinaires, telle la douleur imputable à la victoire d’un parti politique.

  

~4~

  

  Donc pour gagner, Jacques et Sophie s’entraînaient dur, deux heures par jour environ mais pas plus, car l’effort de concentration nécessaire souvent immense, exigeait une pleine forme physique et morale et une grande rigidité d’esprit, difficiles à tenir longtemps.

  Jacques, nanti d’un amour propre fort conséquent et de beaucoup d’orgueil, possédait une assez grande faculté au désespoir. Moyennant une assiduité sans faille aux entraînements, il était pratiquement certain, dans cette catégorie, de balayer son adversaire direct, le champion incontesté Bertrand Voinoir.

  La technique de Jacques était parfaite : il créait de toutes ses tripes des toiles de maître et Sophie démolissait sa fierté royale grâce à un indéniable talent de dénégation systématique. A tous les coups ça marchait, Jacques chopait son cafard…

  En Tristesse, Jacques décrivait à Sophie Paradis Perdu, d’Abel Gance. Cela ne demandait aucune disposition particulière, sinon l’art de bien savoir raconter les histoires ; ce qui n’est pas rien…

  En Défaitisme, il utilisait la méthode la plus courante : la feuille d’Impôts posée à côté de la liste de Noël.

  Enfin en option, Jacques et Sophie avaient choisi la Cause perdue et se servaient d’un truc infaillible : essayer de prouver à un être natif du Cancer qu’il a tort…

  

~5~

  

  Les deux mois d’entraînement terrible passèrent assez vite…

  Jacques et Sophie se réveillèrent fins prêts le matin du championnat, un peu tendus, mais heureux. Huit mètres-cubes soixante de Désespoir pulvérisait l’ancien record, ce qui laissaient présager les meilleurs résultats. Les autres épreuves se feraient à l’arracher…

  – En forme ? demanda Jacques, fébrile.

  – Ça ira, dit Sophie. Mais elle tremblotait et avait du mal à enfiler ses chaussettes.

  « Il faudrait penser à faire réparer la chaudière », rajouta-t-elle.

  Dehors, les nuages cristallisaient, les facteurs et les livreurs le lait n’avaient toujours pas dégelé.

  Après un bon petit déjeuner, le couple appela un taxi qui leur répondit poliment.

  A dix heures, Jacques et Sophie arrivèrent au Grand Stadium. Glacés mais vivants.

  

~6~

  

  Comme on dit, la foule était à son comble.

  Les deux amis eurent du mal à se glisser jusqu’aux stands d’inscription entre les spectateurs, les autres concurrents et les organes de presse qui s’exhibaient sans pudeur et dégoulinaient sur les pistes.

  De tous côtés aussi, les représentants des sponsors officiels comme : Désespoir Magazine, L’Hebdo des Malheureux ou Paris-Névrose, parutions plus particulièrement intéressées à la section Spleen. Ainsi que ceux des autres départements sportifs comme Hebdo-Crisp pour la Méchanceté, ou Le Sympathique Libéré pour la section Minou-minou, discipline moins transcendante, plus légère et rarement peu comique.

  La répartition des numéros et la remise des dossards occupa la matinée. Munis de leurs apparats, Jacques et Sophie se rendirent aux vestiaires où les responsables officiels livrèrent aux concurrents la lecture des articles de la Déclaration Universelle de Déontologie des Jeux.

  Puis le couple passa au contrôle médical où les médecins-experts diplômés vérifièrent la non-présence de matières organiques étrangères au métabolisme naturel et susceptibles de modifier le comportement comme le vin, les drogues, les molécules de synthèse et pire, l’extrait d’hippocampe.

  Après avoir croisé une multitude de candidats qui révisaient une dernière fois dans les pleurs, la rage, la misère -et quelques rares rires- leurs épreuves, Jacques et Sophie entrèrent sur la piste en terre battue d’un stade géantissime bondé à mort ; ou à vie…

  

~7~

  

  Cérémonie d’Ouverture :

  Des enceintes énormes beuglaient des ritournelles de Mauricette Lajoie, chanteuse pop à la mode de chez nous. Une forte brume due aux émanations d’huile des marchands de beignets de merguez phosphorescentes minait la visibilité et calcifiaient les bronches des spectateurs.

  Mais de moustiques, point. Un bon point en cette saison de froid intense, remarquez…

  Puis une grandiose musique jérichotique déclencha les festivités (Essentiellement des cors, bien-entendu, mais rythmés par Les Tambours à Plaquettes, le célèbre Baril-Band aux succès planétaires).

  Le Président Nicolas Poincabush en personne prit la parole -via le microphone en pleine tronche- comptabilisa sa nouvelle cicatrice et gesticula :

  « Je déclare-eu, au nom de mon pays, Les Troisièmes Grands Jeux Mondiaux du Mental… ouverts ! »

Les quatre cents mille spectateurs du stade applaudirent chaleureusement et hurlèrent de plaisir. Dans la meute, on pouvait comptabiliser, entre autres :

  – cent huit mille quatre cent vingt policiers en civil et intégrés au public afin de mieux surveiller ses possibles débordements dont ceux de joie, les pires.

  – cinq mille-douze infirmières diplômées d’Etat.

  – trois douzaines de moniteurs d’auto-écoles embauchés à titre expérimental par une bande d’experts fous de la municipalité.

  – Vingt-sept rebouteux réputés, douze curés francs-maçons, sept rabbins ainsi que quatre-vingt-huit bonzes tibétains de passage, chargés de disperser leurs bonnes ondes à la mode sur l’ensemble des individus présents et d’assurer leur bien-être en toutes circonstances.

  – sept sosies de Elvis, deux de Yniar Cataloneyz, un pauvre type un peu paumé qui vivait d’expédients en Basse Provence entre 1734 et 1773.

  – plein d’autres mecs dont on se moque.

  – et l’ensemble des concurrents surchauffés…

  « Et que les meilleurs triomphent à jamais ! »

  Le Peuple siffla le Président, mais juste, et applaudit le discours. Puis franchement enthousiaste, il s’extasia à la vue du défilé des délégations, loua l’exemplarité de l’organisation, fit des « Hooo ! » des « Hue ! » des « Ha ! » face à l’imposante beauté du spectacle des corps musclés presque nus en parade. Une grosse cantatrice (un peu baronne) fit des vocalises dans un cornet, un groupe de Crock’n’Croll, le genre musical à la mode du temps, beugla qu’on était pas là pour se faire engueuler, avec entrain.

  A dix-huit heures seize, et cela malgré la force psychique des rebouteux, des curetontons, des rabbibis et des bonbonzes tibétains, la zone D2/R2 des Gradins Sud s’effondra dans un fracas ahurissant. Mais comme les autorités avaient prévu de longue date un quota admissible de victimes d’événements imprévisibles, personne n’en fit trop cas. On déblaya les déchets, on remplaça les gradins, pour le plus grand plaisir de ceux qui n’avaient pu réserver à temps une place surbookée des années à l’avance.

  Au jour couchant, on alluma les énormes projecteurs du stade, un feu d’artifice fracassant éblouit le ciel et les hommes, et annonça le début des compétitions.

  

~8~

  

  Dernière minute ! Communiqué de l’auteur :  Avant que le lecteur n’entame ce passionnant chapitre, l’auteur aimerait préciser que la teneur de cette nouvelle n’étant pas de développer les Jeux en eux-mêmes mais de s’attacher au récit des aventures des protagonistes, il ne se livrera pas dans le cadre de cette nouvelle sous peine de définitivement lasser, au compte-rendu de l’ensemble de la compétition. Après tout, seuls importent les résultats obtenus par Jacques et Sophie et leurs concurrents les plus directs.

  Et puis voilà !

 

  Les épreuves :

  Donc, en Méchanceté, la médaille d’or fut attribuée au vainqueur des jeux précédents qui décidément connaissait bien du succès en injuriant et condamnant de façon tout à fait injuste les spectateurs, le Jury, la Terre entière par la même occasion.

  Il y eut deux équipes ex aequo en Minou-minou, deux couples qui usaient de techniques d’expression corporelle impossibles à départager, l’un proposant une adaptation des amours insectueuses inspirées de Naked Lunch, l’autre offrant leurs corps aux étoiles jusqu’à la confusion.

  Par contre, en Spleen, la lutte fut acharnée et harnachée. Bertrand Voinoir gagna la première manche de qualification par Huit, Six, Huit et Douze en option. Jacques et Sophie durent se contenter de la septième place avec Huit en Désespoir, et respectivement, Trois, Trois et Douze aux autres épreuves.

  Mais petit à petit le couple parvint à se ressaisir et à rattraper son retard ; il lutta avec succès jusqu’à la finale, applaudi par une foule en délire -quoique décimée par une dystrombiose aiguë causée par une concentration trop forte de gaz de beignets de merguez frelatées dans l’atmosphère du Stadium.

  La dernière série de batailles opposa nos héros à Bertrand, pour cette épreuve accompagné de son chien mélomane.

  Ces épreuves ultimes furent terribles.

  

~9~

 

  En tristesse, Bertrand pulvérisa tous les records en faisant sauter le pleuridiomètre grâce à son numéro des Violons de Vienne, interprété de façon magistrale par le chien soprano. Malgré tout, Jacques et Sophie eurent un franc succès avec Paradis perdu, qui même contre la musique tint bon.

  En Défaitisme, le score fut nul, donc inutile d’en parler.

  La Cause perdue face à Cause de suicide, le choix de Bertrand, fut intéressante, mais pas assez pour départager définitivement les candidats même si le Jury reconnut au couple une valeur incontestable à son choix.

  Alors Jacques mit le paquet : pendant dix jours et dix nuits, il peignit sans interruption des toiles somptueuses, magnifiques, superbes, sur lesquelles le public se rua, proposant des ponts d’or, des rivières de diamants, des océans de platine et des horizons de perles noires.

  Au bout des deux cent quarante heures consécutives de peinture, après des litres de sueur, des tonnes de tubes de Dayglow et de kilomètres de toile, Jacques imposa le silence absolu, total, et présenta son oeuvre péplumique et splendide à Sophie qui répondit :

  « Faudrait penser à faire réparer la chaudière… »

  Jacques manqua de peu la mort. Sa plainte fut si profonde que même là-bas très loin dans le système solaire de la Volthoriens, les Maistres-Nains du Gouffre de Høølm, les Seigneurs de Kohan et les Elfes géants se suicidèrent à son entente.

Quant aux simples mortels du Jury, un seul en réchappa : il désigna logiquement Jacques et Sophie vain- cœurs par cinqante-et-un mètres-cubes de Désespoir contre Bertrand Voinoir, écrasé par le poids de la défaite.

  Le public, si touché, ému, transpercé, l’âme déchirée, mit plusieurs heures à consumer sa nostalgie. Dans un souffle à peine audible, le Président Nicolas Poincabush déclara la suprématie des Champions et la Clôture des Jeux.

 

~10, ou épilogatoire~

 

  Le Peuple était content.

  Les Troisièmes Grands Jeux Mondiaux du Mental avaient été merveilleux, incroyables, voire surréalistes, et resteraient à jamais dans les annales de l’Histoire.

  Le chaos joyeux qui suivit leur clôture secoua la planète. Partout Jacques et Sophie furent acclamés dans le délire et portées aux nues…

 

  Aujourd’hui, comme tant d’autres cette folie s’est calmée mais, quoique Jacques et Sophie reposent pour l’Eternité, on continue dans les chaumières à vanter leur triomphe devenu légende à nos charmants petits bambins

 

Les champions du Mental

Nicolas Guillerm

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Les Champions du Mental de Nicolas Guillerm est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

3/ FOU ! Fou de Fukushima !

FOU ! FOU DE FUKUSHIMA, 

(Polkatomique)

 
 

 Couplet  1 :

Fou ! Fou, de Fukushima !

 

        Je suis fou du césium,

              Dingo du plutonium,

              Raide-dèf. au tritium,

              Et plein de trucs en IUM.

       Pour éclairer mes cités,

       De belles publicités,

       Abrutir mes enfants

       Des heures sur les écrans.

 

Fou ! Fou, de Fukushima !

 

Couplet  2 :

Free ! Free, Three-Miles-Island !

         Libre et américium,

        Elevé au strontium,

        Je jouis dans le curium,

        Et plein de trucs en IUM.

    Pizza, benzine et le courant,

    Sont les mamelles des commerçants.

    Les mille feux de nos Babel,

    Rayonnent dans les poubelles.

 Free ! Free, Three-Miles-Island !

 

Couplet  3 :

Ma chère, ma chère, ma très chère Tchernobyl !

         Il m’est cher le polonium,

        Vénérons l’Ukrainium,

        Louons le veaud’orium,

        Et plein de trucs en IUM.

Table rase des isotopes,

Dans la toundra, bouffez mes popes !

Sainte Russie respire encore

Mais luit comme une aurore.

 Ma chère, ma chère, ma très chère Tchernobyl !

  

Couplet 4 :

Avé ! Avé ! Avé ARÉVA !

         Avé le sélénium,

        Avé l’lauvergeonium,

        Vautrons-nous dans le radium,

        Et plein de trucs en IUM.

Carrez-vous mon nucléaire

Dans le train, en marges arrières.

La Gaule-rhonanisée

N’a qu’à s’faire en…

 

         Longue vie à l’uranium !

         Succès au Consortium !

Les Dod’s

Dessin : LoVasco
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2/ BAS LES MASQUES

BAS  LES  MASQUES

 

 A présent parvenu au terme de mes activités professionnelles, il est temps que je consigne l’étendue de mes expériences et que j’exprime les plaisirs que j’ai eu à exercer mon métier toutes ces longues et bienheureuses années.

J’ai commencé mes études de médecine au milieu du siècle à une époque où la propreté et la prophylaxie n’avaient pas atteint le niveau actuel. Tout particulièrement en dentisterie, ma spécialité, les conditions d’hygiène n’offraient aux malades et à leurs soignants aucune sécurité absolue. De fait, l’état des premiers patients de mon jeune cabinet me permit très vite de constater quels nombreux progrès devaient s’accomplir…

Comme je n’étais pas marié, que je n’avais pas d’enfant et que le contact avec le monde extérieur ne m’apportait aucun bienfait particulier, je pus m’investir à fond dans ma profession débutante et en découvrir vite et bien les finesses, actualités et espoirs.

Assez doué -en toute modestie- je devins un médecin réputé, reconnu par mes patients et apprécié par mes pairs, aux méthodes fiables et non douloureuses. J’avais le contact facile, j’appréhendais rapidement les symptômes et maîtrisais les traitements. Disons-le, j’adorais mon métier, que je trouvais facile et valorisant.

Ce sont précisément mon talent et mes compétences qui créèrent au bout de quelques années de pratique, une habitude, un quotidien, un train-train tout à fait oppressant et insupportable. Je ne découvrais plus rien de neuf ; je connaissais mon art à fond, les anomalies buccales par cœur, les tares dentaires et les médications sur le bout des doigts. J’avais le sentiment de ne plus avancer, au point même de sentir l’inutilité de ma personne et de voir mon rôle social disparaître…

Un jour que j’opérais un patient atteint d’une affection assez prononcée sur le collet de la deuxième prémolaire supérieure gauche, j’accrochai mon masque nasal sur une saillie du mas de lampe et me retrouvai la narine posée sur la nécrose purulente. J’allai, par réflexe appris depuis l’école, me reculer d’un coup sec, afin de ne pas subir les assauts odorants de la maladie, mais l’odeur du miasme fut plus rapide et pénétra mon nez avant que j’eus le temps de me protéger.

Et là, stupéfaction, au lieu d’être assailli par le gaz nauséabond, je découvris que loin d’être répulsive, l’odeur se révélait attractive et intrigante ! Aussi étonnant que cela puisse paraître, un plaisir neuf envahit mes sens : malgré des années de précaution professionnelle, d’attentions rigoureuses, malgré tout ce que l’on m’avait toujours enseigné, révélation ! L’odeur peu ragoûtante de mon patient explosa en moi comme une découverte sidérante. J’étais estomaqué : cela sentait horriblement mauvais et j’adorais ça !

Je grognais de satisfaction, devant mon malade tout gêné qui fit :

– Aoha hum-hum ? Egué ama beu…

– Non, non, cher ami. Tout va bien. Vous êtes un cas très spécifique, un client très sympathique.

– Ha-Hon… Eerssi !

– Je vous en prie.

Dès lors, la passion de mon métier se ralluma. Je me découvris un puissant attrait pour ces odeurs que je reniflais, inspectais, étudiais, classais mentalement. J’organisais scientifiquement à chaque inspection un ordre précis d’analyses : mes joies intérieures commençaient par la prospection et l’étude du ou des repas avalé(s) avant le rendez-vous, puis le niveau et le type d’infection… à la grande surprise, parfois au fort dégoût des malades qui me surprenait à renifler bruyamment et longuement…

Hélas, chaque guérison sonnait le glas d’une joie trop courte. Une bouche saine signifiait un cas négligeable. Un abcès réduit, une carie rebouchée, me confrontaient immédiatement à un manque total de sympathie pour la personne assise en face de moi.

Pour compenser, j’approfondissais mes analyses, par ‘’strates’’. Ainsi je pus découvrir que l’odeur de la maladie n’était pas toujours globale et dépendait : de la personne, de la zone touchée, de sa persistance, mais aussi d’une pratique inconsciente de stockage ; au fond, vers les joues, loin ou proche de la cavité nasale…

Je vécus cette passion joyeuse de belles années, comme un gosse qui explore les multiples possibilités de son mécano. Ce jeu devint si voluptueux que j’en inventais sans cesse de nouvelles règles et méthodes. Puis, un jour, j’eus L’IDÉE : conserver les altérations de mes malades, les ranger dans des boites étanches, en compagnie de restes de fistules, de pyorrhées gingivales absorbées dans des mèches, de caries persillées et autres chicots infâmes…

Le soir, à la maison, lorsque je m’ennuyais un peu -et puisque le célibat me ravissait- je ressortais mes boites et causais à mes patients par l’intermédiaire de leurs miasmes abandonnés. Et puisque leurs visages n’avaient aucun intérêt, j’associais les odeurs aux formes et configurations des arcades dentaires, aux rides des palais, aux traumatismes pathologiques ; et cela m’amusait formidablement !

Lorsque ma période Fragments divins toucha à sa fin, par habitude, par répétition, je subis une grave baisse de régime. Sans vraiment la comprendre, je la mis sur le compte du cap des quarante ans. Cela avant de m’apercevoir que mon jeu ne me faisait plus rire, que je n’avais plus de loisir, que je passais mes soirées à me morfondre devant la télévision, sans plus ouvrir mes coffres à odeurs.

Le feu de la vocation s’éteignit, je devins morne, presque morose, désagréable avec mon entourage et mes malades. Je me querellais parfois, alors que plus de dix ans de pratique n’avaient jamais créé le moindre différent et qu’on me complimentait pour ma civilité et ma gentillesse. J’avais aimé de tout mon coeur ces gens qui m’offraient si librement sans notion d’échange leur intimité odorifère. Mais sans plus aucun plaisir, je ne voyais plus de raison de leur rendre la sympathie.

Du coup, mon carnet de rendez-vous s’amincit. On dégoisa sur mon compte. Des plaisantins firent même courir que j’étais devenu alcoolique, que je perdais la main, pire, que l’obsession de l’argent ruinait ma carrière. Et comme on ne me connaissait aucune liaison officielle, on m’accusa de toutes les horreurs, de tous les abus, les tricheries, voire même de pédérastie et autres vices asociaux. Les habitants du coin finirent par annoncer sans précautions que j’étais frappé par une vilaine maladie et que le meilleur moyen d’être contaminé, c’était de se rendre au cabinet.

Je vécus là les pires moments de mon existence, aussi bien sur le plan professionnel que personnel. En fin de journée et le week-end, je stagnais bêtement en face de mes trésors fades, sans bouger, sans réfléchir, sans envie, sans projet.

Un soir que je m’abrutissais devant le tube cathodique en zappant comme un monomaniaque, je tombai sur une émission didactique animée par la journaliste réputée Danielle Costel, qui retraçait « L’histoire du klaxon ». Et c’est là, en face d’une trompe à poire des années 20-30, que ma vie se ralluma, que mon travail reprit tout son sens, que la joie inonda à nouveau mon quotidien : puisque les morceaux de mes patients ne m’apportaient plus de satisfaction, j’allais récupérer et garder leurs odeurs enfermées dans des tubes et des éprouvettes ouvrables et rebouchables à merci, dans une compilation multipliée au centuple ! Le matériel requis : quelques petites poires aspirantes adaptées, des récipients pratiques, des tablettes pour exposer… Quelle joie. Quel enthousiasme ! Je renaissais à moi-même…

A partir de ce jour, mes méthodes de travail évoluèrent notablement. Il fallut faire accepter les évolutions et innovations techniques sous le prétexte de progrès des temps modernes, et l’apparition de la poire à absorption devint vite un rituel dont plus personne ne s’inquiéta. Le plus surprenant pour mes patients, ce fut d’accepter de garder absolument le plus longtemps possible la bouche fermée… pour ne l’ouvrir qu’au dernier moment, afin que je récupère un cru d’une infinie qualité et d’une fragrance digne de louanges. A certains patients de confiance, j’enjoignis même la recommandation de ne pas se laver les dents avant la visite, afin que le fumet fût pour moi des plus attractifs.

Il est à noter que comme on m’avait salement attaqué lors de ma période ‘’creuse’’, j’avais perdu pas mal de clients, plus ou moins argentés, mais à la bouche plutôt propre. L’avantage de la baisse de notoriété que je connaissais depuis, c’est que venaient désormais au cabinet des cas graves et lourds, qui n’auraient osé se livrer à un collègue plus délicat. De fait, respirer et conserver de telles pathologies furent les instants les plus intenses de ma vie.

Je passais ainsi dix ans à étudier et à entreposer soigneusement les remugles les plus solides, les plus incroyables, les puanteurs les plus admirables, les exhalaisons les plus méphitiques, les putréfactions les plus bénéfiques.

Et toujours, chez moi, lorsque l’envie me prenait, je pouvais aspirer peu ou prou les relents des fioles, posées sur des étagères conçues à cet effet, sur les pans entiers de murs d’une pièce uniquement consacrée à cette activité trépidante et jouissive.

Dentiste un peu extravagant, selon les normes bien étriquées de la société, faute d’avoir des passions non contrôlées sur le corps de femmes ou d’enfants terrorisés, je transcendais les tréfonds de mon âme en une collectionnite sublime. Au lieu d’imiter pauvrement des tueurs en série vulgaires et sans originalité, j’illuminais mon existence en exerçant la noble occupation de « odorum collectorus serialis » des pestilences de mes patients !

Mon seul et unique regret, toutes ces années : avoir gardé tout ça pour moi tout seul !… Mais comment aurais-je pu partager ce bonheur ? Impossible d’expliquer cette inclination à un confrère, qui aurait immédiatement signalé mes obsessions aux autorités… Inutile d’espérer faire découvrir ce jeu subtil et puissant à la femme qui aurait partagé ma vie… Incroyable de penser organiser des clubs et des bourses d’échanges : je vivais une pure intense satisfaction solitaire !

 

Qui finit, il faut l’avouer, par me mener un peu loin…

En effet, poussé, jusqu’à l’extase, dans la quête de cette odorothèque tout à fait particulière, je commis plusieurs imprudences. Des malades dont j’avais sous-estimé la réactivité, finirent par se plaindre de mes coutumes troublantes auprès d’autres dentistes : ils juraient mordicus que je prolongeais leur état afin de mieux gonfler mon portefeuille. Les sots ! S’ils avaient pu percevoir à quel point je leur étais redevable et reconnaissant de m’offrir tant d’horreurs buccales, à quel point j’étais finalement très peu concerné par les affaires d’argent. Certes, je dois confesser que ma compilation particulière me poussa à colorer quelques infections pour multiplier les germinations. J’avais le tort des collectionneurs passionnés: vouloir accumuler jusqu’à plus soif !

A la troisième septicémie constatée par les services médico-sociaux, le Conseil de l’Ordre mena une enquête. Bien que la qualité générale des soins prodigués ne fut à aucun moment remise en cause -selon la formule consacrée, même si mes compétences ne furent jamais discutées, même si l’état irréprochable des locaux et du  matériel ne fut jamais contesté, le Conseil trancha à mon désavantage : certainement parce qu’un gratte-papier local et indélicat fouilla le passé et enfla la calomnie, aussi parce que la foule rageuse et stupide du quartier s’en mêla. A cause du doute, je fus contraint de mettre la clef sous la porte et d’abandonner mes activités.

Même si j’approchais de la retraite, même si l’âge avançait, même si je commençais à subir la fatigue de décennies d’exercice, l’obligation de fermer boutique me causa beaucoup d’émotion et de tristesse. J’allais une fois pour toutes devoir abandonner les fonctions qui m’avaient permis de monter la plus incroyable collection qu’aucun professionnel du métier put posséder : une énorme référence d’odeurs de dents pourrie, un monument élevé à la gloire du fétide, du putride, de l’immonde, de l’étiolé réhabilité, et une vie vouée à transformer le répugnant en superbe, l’abject en magnifique, le dégueulasse en sublime !

Avoir tant touché la laideur et la rendre si belle, cela tenait du génie !

 

 

* * *

 

 

Qu’importe la sanction officielle… Acculé à l’inactivité par des fonctionnaires maniérés, poussé au rebus par des représentants d’une caste incapable d’appréhender la poésie de ma recherche, j’ai décidé de finir en beauté : je vais offrir au patron du Conseil de l’Ordre ma merveilleuse collection. Je suis en train de préparer une grosse bouteille très fragile que je vais remplir de toutes mes odeurs ; Ce flacon, fixé à un mécanisme simple, se fracassera dès l’ouverture du paquet-cadeau.

 

Si le concentré mirifique, si la puissance énorme du philosophale fumet n’assassine pas mon patron -ce qui n’est pas mon souhait véritable, j’espère qu’il éveillera chez lui et dans son entourage, des penchants subits, indicibles ou avoués, et que ces vocations se répandront comme un virus incontrôlable chez de jeunes praticiens qui sauront faire perdurer mon legs jusqu’alors incompris.

J’en rirai à pleines dents !

 

Bas les masques

Nicolas Guillerm

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Bas les masques de Nicolas Guillerm est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 non transposé.

1/ UN SEUL hêtre vous manque…

UN SEUL HÊTRE VOUS MANQUE…

 

Fusée du front,  2 décembre 2011

   

Qu’elle était rouge, rouge de fierté, cette volubile petite feuille de hêtre jeté par le vent de l’automne sur l’escalier que je m’acharnais à balayer. C’était une charmante petite feuille rebelle qui, agitée de soubresauts joyeux et désordonnés avait décidé de remonter à contre-courant les marches que mon balai de jardin brossait une à une dans le sens de la descente. Ma petite feuille frondeuse sautait chaque degré après un fugace tourbillon, à la façon des satellites se lançant à l’assaut de l’espace profond après acquisition de la vitesse autour de la terre.

Si mes oreilles avaient été taillées pour comprendre le langage des feuilles, surtout celui des feuilles de hêtre, totalement différent du noyer, encore plus du palmier, très guttural, elles auraient entendu le délicat cri de joie qu’elle poussait à chaque ascension victorieuse.

A bien la regarder, ma petite feuille de hêtre, on pouvait s’interroger sur ses motivations originales. Elle ressemblait à un automobiliste un peu snob qui fuit la cité début septembre. Libre ermite sur l’asphalte azuré, elle croisait et saluait les millions de tristes vacanciers qui transhumaient vers le béton de l’hiver ; sur l’autre rive goudronnée, les aoûtiens, mous comme des feuilles neurasthéniques privées de sève, se laissaient conduire à l’abattoir au sol froid et humide, pare-chocs contre pare-chocs, pétioles contre folioles.

C’était un peu comme si cette feuille d’arbre avait tronçonné le cordon : elle se payait une nouvelle vie, une existence insouciante de voyages au gré des courants et des marches d’escalier.

Elle avait beaucoup de chance, cette feuille, à remonter cette cataracte cardiaque comme un saumon sauvage bourré de testostérone en pleine envolée vers la pérennité sous-marine. A sa naissance, enfin, à sa chute (car la feuille d’arbre naît de sa chute alors qu’on prête abondamment ce naufrage à l’agonie humaine) elle aurait pu atterrir dans une flaque, contre une vitre Sécurit, immédiatement déchirée par l’inconscience brutale de l’essuie-glace insensible aux espoirs légers des petites feuilles de hêtre. Mort d’une folie voyageuse… Elle avait beaucoup de chance car son périple aléatoire aurait pu se terminer sous la chenille d’un tractopelle, dans le trou d’un chiotte à la turc, entre les griffes d’un jeune chat, dans les flammes du bûcher des vanités d’un jardinier du dimanche ou pulvérisé par le hacheur-broyeur d’un employé municipal absolument démuni de sens poétique. Destin brisé net dans les humeurs-humus…

« Alors, on fatigue ? »

La voix de rogomme de la rombière du deuxième étage interrompit la complicité naissante entre la feuille de hêtre et le balayeur. La vieille indigente surveillait mon travail, en compagnie d’un toxico en cure qui se roulait un gégène en se demandant pourquoi on éparpillait tant d’énergie à enlever les feuilles alors qu’il suffisait de les fumer.

Bien qu’elle ne fut en rien débitrice pour mon ouvrage, la virago ne semblait pas disposée à ce que je m’accorde une pause. Fallait que je déblaye, point-barre. C’était convenu ainsi. Sans rien traîner. Par contrat. Certainement qu’elle avait dû repérer mon insoumise virevoltante car elle semblait n’attendre qu’une chose, que je m’en empare, que je l’écrase dans mes paumes de balayeur d’escalier et que je fourre son squelette dans un sac-poubelle direction les affres de la déchetterie.

En sifflant « Je t’emmerde, vieille conne… », je lui tournai le dos et m’approchai de ma feuille. Et croyez-moi ou non, ma petite feuille de hêtre se mit à rire ! Oui, elle riait à nervure déployée, heureuse de partager enfin un instant de complicité avec un de ces humains (d’habitude si méprisants pour les petites feuilles de hêtre) qu’elle avait étudiés du haut de sa branche pendant la saison chaude, trop longs mois de croissance qui avaient mis à rude épreuve sa patience et attisé ses goûts de bohème.

Un brusque courant ascendant emporta la feuille, qui vint s’écraser en tournoyant sur mon nez. Je restai coi, figé, fasciné : amoureux ! En pâmoison, cœur craqué pour une petite feuille de hêtre qui se précipitait dans mes bras dès nos premiers regards !

Je posai délicatement mes lèvres sur la cuticule fraîche de mon amoureuse et ses joues fauves de petite feuille de hêtre embellie par l’automne rosirent et roussirent. Mon cœur s’emballa et soudain l’existence sembla plus belle et plus simple, et infinie, et… Et rapidement, toutes les interrogations les plus fondamentales du genre vivant défilèrent dans nos yeux ; et hélas, la question essentielle pointa son pif de question essentielle, douloureuse et insoluble : comment nous unir ? Pour quelle descendance ? Une lignée viable aux rameaux vifs et nombreux ? Pourrons-nous envisager, mon amour de petite feuille de hêtre, une union sans emprisonner notre coup de foudre dans les pages d’un herbier ou dans la prison dorée d’un cadre en bois rare, sous une vitre qui ne rehausserait bientôt plus notre passion. L’affection entre un homme et une feuille ne résisterait pas à la sécheresse du quotidien.

Et puis, elle avait tant besoin de liberté, cette petite feuille de hêtre. Toute sa courte vie, depuis bourgeon éclatant jusqu’au limbe cuivré, elle avait rêvé d’envols, de bourrasques, de plâneries délicieuses au milieu des nuages. Découvrir les mondes et les peuples, franchir les frontières et côtoyer les dieux… et la condamner au domestique ? Et pourquoi pas la vaisselle !

D’un commun accord indicible, j’attrapai la petite feuille à bout de bras, l’élevai plus haut que le haut mur qui séparait le lotissement de l’immense parc voisin, et sans regret la lâchait dans le vide. Emportée par un souffle vigoureux de saison, elle s’envola sans un cri. Nous nous saluâmes longtemps, elle battant dans les airs, moi, avec ma main désespérée de balayeur d’escalier. Nos regards se perdirent l’un dans l’autre jusqu’à la troublante nostalgie d’une idylle trop brève entre un homme et une petite feuille de hêtre…

« Alors, on balaye pu’ ? »

La rombière avait dû ressentir ma faiblesse car son visage montrait une joie cruelle à me rappeler les termes du contrat qui liait les patients au Centre Psychiatrique de Réinsertion par le Travail.

J’attrapai le manche de mon balai et décidai de consacrer toute mon énergie à l’ouvrage, pour oublier cette histoire d’amour improbable entre un homme et une petite feuille de hêtre.

 

Un seul hêtre vous manque…

Nicolas Guillerm  

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